Skip to main content

Full text of "Le pedagogue n'aime pas les enfants"

See other formats


M. 


3t    Câ/îier  de  Isi  J^  servie 

Le  Pédagogue 

rCoimepas 

les  enfants 

fyaf 

JhlcTloorc&L 


LES*  Cahiers  Vaudois 


mtPniHEItlEt  RÉUNIES  t.   A.   LttS«HNC. 


(O*    c  a  hier  de  lei  J£  série  ) 


Le  Pédagogue 

n  ''oimepos 

]es  enfants 


LES-  Cahiers  V^udois 


Al"^ 


^i?/r  V^3... 


...  ILS  N'EN  MEURENT  PAS 

La  vie  peut  continuer  longtemps  dans  des  condi- 
tions très  défavorables.  Après  des  semaines  de  séche- 
resse, on  voit  quelquefois,  sortant  de  la  fente  d'un 
vieux  mur,  d'étonnantes  petites  plantes,  presque 
fraîches,  dont  l'obscur  vouloir- vivre  n'a  pas  été 
découragé  par  la  pierre  avare  où  elles  cherchent  leur 
nourriture.  Il  y  a  une  dizaine  d'années,  je  rencon- 
trais fréquemment  un  lamentable  vieillard  qui  allait 
chaque  jour,  au  bon  moment,  fouiller  les  boîtes  à 
ordures  dans  les  quartiers  où  demeurent  quelques 
bourgeois  prodigues.  La  misère  et  l'ivrognerie  avaient 
fait  de  cet  être  une  ruine  chancelante.  Eh  bien  î  il 
n'est  pas  encore  mort.  Je  l'ai  revu  hier  :  à  peine 
plus  branlant  qu'autrefois,  le  malheureux  retournait 
vers  ses  boîtes  à  surprises. 

Ces  petites  plantes  tenaces,  cet  ivrogne,  et  tant 
d'autres  organismes,  en  partie  détruits,  dont  le  vœu 
opiniâtre  est  de  durer,  donnent  raison  à  ce  père  de 
famille  qui,  me  parlant  de  l'école  peu  satisfaisante 
où  il  avait  dû  mettre  son  fils,  concluait  en  disant  : 


—  8  — 
—  Je  n'ai  pas  été  plus  favorisé  que  lui  :  il  n'en 

MOURRA    PAS. 

Il  faut  le  reconnaître  :  quelles  qu'aient  été  les 
fautes  commises  par  nos  éducateurs,  nous  n'en  som- 
mes pas  morts.  Nous  sommes  encore  là.  On  nous 
compte  lorsqu'on  fait  le  recensement  annuel  de  la 
population.  Et,  ça,  c'est  énorme  ! 

Non  seulement  les  écoliers  supportent  le  rég'ime 
auquel  ils  sont  soumis,  mais,  s'ils  en  souffrent,  c'est 
d'une  manière  bien  peu  apparente. 

Le  bien  qu'on  leur  fait  est  moins  hypothétique. 
On  leur  apprend  à  lire,  à  écrire  et  à  compter.  Ils 
acquièrent,  en  outre,  dans  leurs  leçons,  des  notions 
variées,  susceptibles  d'émerveiller  les  gens  simples. 
D'autre  part,  l'Ecole  décharge  les  parents,  cinq,  six 
ou  sept  heures  par  jour,  du  soin  de  surveiller  leur 
progéniture.  Elle  donne  des  certificats  flatteurs  aux 
élèves  studieux.  Enfin,  elle  délivre  aux  jeunes  gens 
le  diplôme  qui  leur  permettra  de  faire  l'apprentis- 
sage de  quelque  profession  plus  ou  moins  lucrative. 
Pour  exiger  d'elle  davantage,  ne  faut-il  pas  accorder 
aux  choses  de  l'esprit  une  importance  excessive? 

Les  écoles  actuelles  peuvent  donc  compter  sur 
l'approbation  de  beaucoup  de  personnes  raisonna- 
bles. Elles  peuvent  compter  aussi  sur  l'adhésion 
muette  et  distraite  de  nombreux  citoyens  qui  ont  à 
résoudre  des  questions  plus  pressantes  ou  plus 
attrayantes  que  le  problème  de  l'enseignement 
public.  Car  la  plupart  des  hommes  s'intéressent  peu 


à  ce  qui  se  passe  dans  le  coin  des  enfants.  N'y  a-t-il 
pas  quelque  chose  de  rassurant,  d'ailleurs,  dans 
l'admirable  ponctualité  avec  laquelle,  chaque  jour, 
aux  mêmes  heures,  maîtres  et  élèves  reprennent  leur 
besogne?  Tout  se  passe  normalement.  Et  de  même 
qu'on  remet  ses  lettres  aux  employés  de  la  poste,  il 
est  conforme  à  l'usage  de  confier  ses  enfants  aux  spé- 
cialistes de  la  pédagogie. 

Il  est  donc  probable  que  l'Ecole  conservera  encore 
longtemps  ses  vieilles  habitudes.  En  qualité  d'admi- 
nistration de  l'Etat,  elle  est  à  l'abri  de  toute  concur- 
rence sérieuse.  C'est  elle  qui  éduque  les  continua- 
teurs de  son  œuvre.  Enfin,  en  enseignant  aux  êtres 
jeunes  ses  propres  vérités  et  ses  propres  vertus, 
l'Ecole  forme,  dans  une  certaine  mesure,  le  jugement 
de  ceux  qui,  plus  tard,  pourraient  la  juger. 

Je  me  propose  de  montrer  que  les  écoles  d'aujour- 
d'hui sont  mauvaises,  et  qu'on  pourra  les  améliorer 
beaucoup  dès  qu'on  le  voudra  réellement. 

Mais  je  me  hâte  de  reconnaître  la  fragilité  de  cette 
thèse.  D'abord,  parce  que  ma  profession  est  d'ensei- 
gner, je  me  fais  sûrement  une  idée  inexacte  du  rôle 
de  l'Ecole  dans  la  vie  sociale.  En  m'intéressant  exclu- 
sivement aux  effets  possibles  de  l'éducation  sur  la 
conduite  des  individus,  je  néglige  des  influences  dont 
le  médecin,  l'historien  et  l'économiste  sauraient  me 
faire  comprendre  l'importance  essentielle.  Et  puis, 
même   si    le   pédagogue  pouvait  exercer  une  action 


—  10  — 

décisive  sur  la  mentalité  humaine,  dans  quelle  direc- 
tion devrait-il  agir?  On  ne  peut  trancher  une  telle 
question  qu'en  souriant. 

Je  le  vois  bien  :  dans  mon  argumentation,  je  ne 
pourrai  appeler  aucun  Absolu  à  la  rescousse  :  je 
devrai  me  contenter  d'exprimer  mon  sentiment.  Je 
renonce  donc  à  apporter  au  lecteur  LA  VERITE. 
Ah  !  quel  bon  débarras  ! 

En  disant  du  mal  des  écoles  d'aujourd'hui,  je  vais 
sans  doute  exagérer  ;  j'en  avertis  loyalement  le  lec- 
teur. Et,  d'abord,  en  parlant  de  ces  écoles,  je  ne 
mentionne  que  leurs  défauts.  11  n'en  faudrait  pas 
conclure  que  la  vie  y  est  intolérable.  Depuis  vingt- 
cinq  ans,  j'y  passe,  chaque  semaine,  des  moments 
très  agréables.  Ceux  qui  y  donnent  des  leçons  sont 
de  braves  gens  ;  et  l'absurdité  de  nos  méthodes  d'en- 
seignement est  atténuée  par  le  bon  sens  et  par  la 
bonté  de  ceux  qui  les  appliquent.  Les  pédagogues 
que  je  connais  diffèrent  tous  plus  ou  moins  de  celui 
que  je  combats,  et  il  y  en  a  qui  ne  lui  ressemblent 
d'aucune  manière.  Cela  ne  m'a  pas  empêché  de  dire  : 
le  pédagogue  n'aime  pas  les  enfants.  Il  ne  les  aime 
pas  assez,  puisqu'il  ne  proteste  pas  contre  le  régime 
scolaire  auquel  ils  sont  soumis.  D'autre  part,  en 
personnifiant  les  tendances  détestables  de  notre 
vieille  pédagogie,  je  les  attaquerai  avec  plus  d'en- 
irain.  Et  puis,  il  me  fallait  un  titre. 

Que  ce  soit  bien  entendu  :  je  n'ai  pas  eu  un  seul  ins- 
tant l'intention  de  faire  un  tableau  tant  soit  peu  exact 


—  11  — 

et  complet  de  l'enseignement  public  à  notre  époque. 
Je  proteste  contre  des  habitudes  que  je  déteste  et 
j'essaie  d'attirer  sur  elles  l'attention  de  quelques 
personnes  mal  renseignées  :  voilà  tout.  Le  lecteur 
voudra  bien  compléter  lui-même  mes  affirmations  en 
disant  :  «  Toutes  les  écoles  n'ont  pas  ce  défaut-la  »  ; 
ou  bien  :  «  Il  y  a  un  assez  grand  nombre  d'écoliers 
qui  souffrent  beaucoup  moins  que  ça  de  l'éducation 
qu'il  reçoivent.  »  Oui  sait  ?  Il  existe  peut-être  des 
enfants  auxquels  l'Ecole  ne  fait  aucun  mal.  Les  ques- 
tions qu'on  veut  résoudre  sont  toujours  plus  com- 
plexes qu'on  ne  l'imaginait. 

Ajoutons  que  l'influence  de  l'Ecole  n'est  pas  la 
seule  influence  que  les  enfants  subissent.  Cela  pourra 
souvent  induire  en  erreur  ceux  qui  la  jugent  avec 
sévérité  comme  ceux  qui  la  jugent  trop  favorable- 
ment. 

En  somme,  mes  jugements  ne  feront  qu'exprimer 
mes  goûts.  Si  nous  avions  d'autres  goûts,  nous 
aurions  aussi  d'autres  principes  ;  et,  à  l'ordinaire, 
en  luttant  pour  une  idée,  nous  nous  appliquons  sim- 
plement à  propager  notre  propre  manière  d'être. 
Par  bonheur,  nos  goûts  sont  en  même  temps  ceux 
d'un  certain  nombre  de  nos  contemporains.  En  com- 
battant la  pédagogie  traditionnelle,  on  n'est  pas  seul. 
Et  je  n'aurais  probablement  pas  formé  le  projet 
d'écrire  ce  petit  livre  si  je  n'avais  pas  été  fréquem- 
ment enthousiasmé  par  l'éloquence  de  tant  d'écri- 
vains   anciens    et   modernes    qui   défendent    l'enfant 


—  12  — 

contre  l'Ecole.  En  réclamant  pour  les  écoliers  un 
régime  moins  débilitant,  je  suis  d'accord  avec  une 
minorité  optimiste,  sans  mépris  pour  la  nature 
humaine,  qui  craint  qu'en  façonnant  trop  bien  la 
vie  superficielle  des  êtres  jeunes,  on  ne  diminue  leur 
vie  profonde. 

Je  l'ai  reconnu  :  la  pédag^ogie  indiscrète  à  laquelle 
les  enfants  d'aujourd'hui  n'échappent  plus,  peut 
causer  leur  défraîchissement  prématuré  sans  consti- 
tuer pour  notre  race  un  danger  imminent. 

Je  n'objecterai  donc  rien  aux  sceptiques  et  aux 
satisfaits  qui  me  diront  :  «  L'humanité  en  a  vu  bien 
d'autres.»  Mais  ceux  qui  acceptent  le  nom  d'éduca- 
teurs ne  peuvent  pas  se  contenter  de  cette  perspec- 
tive que  «  les  fils  seront  dignes  des  pères  ».  Par 
définition,  ils  doivent  croire  en  un  Mieux  réalisable, 
en  un  perfectionnement  possible  de  l'être  humain. 
Chez  eux,  un  certain  idéalisme  est  de  rigueur.  Et 
c'est  précisément  le  désaccord  qu'il  y  a  entre  les 
principes  qu'ils  sont  décemment  tenus  de  proclamer 
et  les  vieilles  habitudes  qu'ils  conservent  qui  fait  la 
force  de  leurs  adversaires.  Chaque  année,  ici  ou  là, 
devant  le  public  sans  méchanceté  des  grandes  fêtes 
scolaires,  des  orateurs  rassurants  définissent  en  ter- 
mes nobles  la  tâche  du  Pédagogue.  Mais  celui-ci,^ 
fonctionnaire  timide,  inculque  à  ses  élèves  le  respect 
et  la  docilité  qui  les  pousseront  toujours  à  faire 
«  comme  les  autres  ».  Et,  ainsi,  il  rend  encore  plus 
incertain  l'avenir  meilleur  vers  lequel  s'élancent  les 
cœurs  nouveaux. 


IL   Y   A   DEUX  ECOLES 

Ce  n'est  pas  de  l'école  primaire  et  de  l'école 
secondaire  que  je  veux  parler.  Du  point  de  vue  où 
je  me  place  on  ne  voit  pas  entre  celle-ci  et  celle-là 
une  différence  essentielle  (différence  qui  a  peut-être 
existé  autrefois).  A  peu  de  chose  près,  tous  les  éco- 
liers sont  soumis  au  même  régime  intellectuel.  Je 
sais  bien  que  les  gens  cultivés  qualifient  volontiers 
les  autres  de  «  primaires  ».  Mais  ce  dédain  habile 
ne  prouve  pas  d'une  façon  certaine  leur  supériorité. 
On  rencontre  aujourd'hui  des  primaires  dans  tous  les 
mondes.  Si  j'ai  bien  compris,  le  primaire  est  un  être 
porté  à  résoudre  au  moyen  de  règles  simples  toutes 
les  questions  qui  se  posent.  En  particulier,  il  croit 
depuis  son  enfance  en  l'efficacité  souveraine  de  la 
Règle  de  Trois.  Exemple  :  Si  Von  a  payé  2  fr.  60 
pour  4  kilos  de  cassonade^  on  paiera  o  fr.  65  pour 
un  kilo  ;  et,  pour  7  kilos,  on  paiera  7  fois  plus. 
Le  septième  kilo  de  cassonade  a  la  même  valeur  que 
chacun  des  précédents,  et  cela  justifie  l'emploi  du 
procédé  classique.  Mais  en  abusant  de  problèmes  de 
ce  genre  on  rencontre   trop  souvent   des  cas  où  la 


—  14  — 

valeur  d'une  chose  est  directement  proportionnelle 
au  nombre  des  unités  dont  elle  se  compose,  et  l'on 
devient  trop  sensible  au  prestige  de  la  grande 
quantité. 

Eh  bien,  dans  les  écoles  secondaires  d'aujour- 
d'hui, tout  se  passe  comme  si  la  valeur  intellectuelle 
des  écoliers  pouvait  être  calculée  au  moyen  de  sim- 
ples «  règles  de  trois  ».  Ces  écoles  sont  ce  qu'elles 
seraient  si  leurs  organisateurs  avaient  fait  d'abord 
ces  raisonnements  désarmants  : 

Puisque  un  élève  studieux  qui  a  quatre  prof  esseurs 
retire  de  leurs  leçons  un  réel  profit,  ce  profit  serait 
double  s'il  en  avait  huit. 

Le  mérite  d'un  écolier  qui  a  pu  mettre  sur  sa 
feuille  trente  dates  historiques  est  trois  fois  plus 
grand  que  le  mérite  de  son  camarade  qui  n'a  pu  en 
donner  que  dix. 

L'enfant  s'instruira  ÉVIDEMMENT  plus  si  on 
lui  donne  sept  leçons  dans  le  courant  de  la  journée 
que  si  on  ne  lui  en  donne  que  six. 

Je  ne  connais  qu'une  école  publique  où  l'écolier 
reçoive,  certains  jours,  huit  leçons  et,  exceptionnel- 
lement, neuf.  Mais,  en  songeant  à  l'avenir,  je  suis 
inquiet.  II  existe  sûrement  quelque  part  des  pédago- 
gues ayant  des  marchandises  à  placer  ^  qui  ont  dû 
remarquer  qu'il  s'écoule  beaucoup  d'heures  utilisables 
entre  le  moment  où  les  enfants  se  lèvent  et  le  moment 
où  ils  se  couchent.  Or,  la  quantité  de  travail  accom- 

1  Voir  la  note  à  la  fin  du  volume. 


-  15  — 

plie  est  directement  proportionnelle  au  temps  employé  ! 
Parbleu  !  Exemple  :  Une  fontaine  a  rempli  le  tiers 
d'un  bassin  en  4  heures.  En  12  heures,  elle  remplira 
donc  tout  le  bassin. 

Le  fait  est  que  les  programmes  scolaires  se  sont 
«  développés  »  à  la  manière  de  certaines  pierres 
dont  le  volume  augmente  parce  que  des  particules 
de  sable  viennent  s'attacher  à  leur  surface.  Pour  les 
ramener  à  leur  état  primitif,  il  suffirait  de  les 
«  racler  ». 

C'est  dans  les  bureaux  de  l'Etat  que  la  différence 
entre  l'école  primaire  et  l'école  secondaire  apparaît 
nettement.  Ce  ne  sont  pas  les  mêmes  fonctionnaires 
qui  s'occupent  de  l'une  et  de  l'autre.  A  chacune  on 
consacre  des  registres  particuliers  ;  et  l'on  ne  met 
pas  dans  les  mêmes  cartons  les  papiers  qui  concer- 
nent celle-ci  et  les  papiers  qui  concernent  celle-là. 
Mais  celui  qui  rêve  de  mettre  plus  de  clarté  et  plus 
de  chaleur  dans  l'âme  de  l'enfant,  peut-il  croire  en  la 
réalité  de  toutes  ces  paperasses? 

Pourquoi  différencier  prématurément  deux  écoles, 
puisque  le  hasard  réunira,  dans  l'une  comme  dans 
l'autre,  les  intelligences  les  plus  fines  avec  les  plus 
grossières?  Si  l'une  vaut  mieux  que  l'autre,  ne  gar- 
dons que  la  meilleure  des  deux.  Les  enfants  très 
jeunes  ont  les  mêmes  besoins  fondamentaux  ;  et  l'on 
pourrait,  pendant  quelques  années,  les  soumettre 
tous  à  un  même  régime  fortifiant.  (Je  ne  dis  pas  : 
à  la  même  contrainte.) 


—  16  — 

Les  parents  n'ont  pas  toujours  la  possibilité  de 
choisir  entre  nos  deux  enseignements.  Et  s'ils  doi- 
vent choisir  trop  tôt,  ils  se  trompent  souvent.  Il 
existe  des  écoles  préparatoires  où  l'on  met  des  petits 
jÇarçons,  âgés  de  sept  à  huit  ans,  déjà  destinés  à 
entrer  plus  tard  au  collège.  Or,  si  M.  Nicolas  tient  à 
ce  que  ses  deux  fils  fassent  leurs  «  humanités  », 
c'est  pour  une  raison  bien  baroque.  Il  est  riche  ;  et 
pendant  des  années  il  fera  toutes  les  dépenses  néces- 
saires pour  être  un  jour  le  père  d'un  médecin  et 
d'un  docteur  en  droit.  J'ai  connu  de  malheureux 
garçons,  dociles  et  bornés,  dont  on  avait  vainement 
essayé  d'affiner  l'esprit  en  leur  donnant  deux  mille 
leçons  de  latin. 

Il  y  a  deux  écoles  :  1°  L'Ecole  proprement  dite 
(qu'on  appelle  aujourd'hui  primaire  ou  secondaire) , 
où  tous  les  enfants  vont  pour  commencer. 

2°  L'école  spéciale  ou  professionnelle,  où  l'on 
entre  plus  tard,  et  où  tous  les  élèves  font  un  même 
apprentissage  déterminé. 

Cette  école  spéciale  sera,  par  exemple,  une  école 
de  médecine,  ou  une  école  d'horlogerie,  ou  une 
école  de  droit,  ou  une  école  de  commerce,  ou  une 
école  de  dessin,  ou  une  école  dentaire. 

On  comprend  que  dans  une  telle  école  tous  les 
élèves  se  livrent  au  même  entraînement  méthodique  ; 
qu'on  propose  à  tous  les  mêmes  travaux  et  que, 
finalement  on  exige  de  tous  les  mêmes  connaissances 
techniques  et  un  même  minimum  d'habileté.  Les  uns 


—  17  — 

exécuteront  plus  facilement  que  les  autres  les  exer- 
cices réglementaires  ;  mais  les  exigences  du  maître 
ne  varieront  pas  avec  leurs  aptitudes  respectives.  En 
somme,  c'est  sa  science  de  spécialiste,  ce  sont  ses 
propres  talents,  ses  propres  tours  de  main  qu'il 
s'efforce  de  communiquer  à  tous  ses  élèves  indiffé- 
remment. Si  les  goûts  de  l'un  de  ceux-ci  sont  trop 
fortement  contrariés  par  cette  discipline  uniforme, 
qu'il  s'en  aille.  Car  il  y  a  des  règles  concernant  la 
résistance  des  matériaux  que  doivent  connaître  tous 
les  futurs  constructeurs  de  ponts.  Il  faut  exiger  aussi 
de  tous  les  élèves  d'une  école  d'horlogerie  qu'en 
dépit  de  leurs  tendances  individuelles  ils  fabriquent 
un  jour  des  montres  marchant  d'accord.  Et  je  trouve 
bon  que  l'on  interdise  aux  jeunes  gens  qui  étudient 
l'art  dentaire  une  originalité  excessive  dans  la  manière 
d'arracher  les  dents. 

Mais  c'est  de  la  première  école  que  je  veux  parler, 
de  celle  que  j'appellerai  simplement  l'Ecole  et  dont 
on  oublie  trop  souvent  l'un  des  caractères  essentiels. 
Dans  cette  Ecole-là,  le  maître  s'adresse  à  des  enfants 
qui  exerceront  par  la  suite  les  professions  les  plus 
diverses.  Sans  doute,  l'école  secondaire  s'offre  à  un 
public  plus  restreint  que  celui  où  l'école  primaire 
recrute  ses  élèves.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  dans 
les  «  gymnases  classiques  »,  par  exemple,  en  dépit 
des  triages  antérieurs,  les  mêmes  leçons,  à  peu  de 
chose  près,  se  donnent  à  de  futurs  médecins,  à  de 
futurs  théologiens,  à  de  futurs  ingénieurs,  à  de  fu- 
turs avocats,  à  de  futurs  chimistes,  à  de  futurs  péda- 


—  18  - 

gogues  ;  et  mon  éiiuméralion  n'est  pas  complète. 
L'Ecole  doit  donc  se  demander  :  «  Est-ce  que  la 
science  que  j'enseigne  a  une  A^aleur  générale  ?  Est-ce 
que  chacun  de  mes  élèves,  s'il  est  zélé,  retirera  un 
réel  profit  des  leçons  auxquelles  il  est  tenu  d'assister?  » 
Si  elle  était  scrupuleuse,  elle  se  demanderait  encore  : 
«  Existe-t-il  des  moyens  meilleurs  que  ceux  que  j'em- 
ploie pour  instruire  et  pour  fortifier  ces  enfants  ?  » 

A  l'Ecole,  l'enfant  apprend  à  lire,  à  écrire  et  à 
compter.  Gela  est  fort  bien.  Mais  il  suffirait  de  retenir 
l'écolier  de  huit  heures  à  dix  heures  du  matin,  sept 
ou  huit  ans  de  suite,  pour  lui  enseigner  cette  science 
rudimentaire. 

Or,  l'Ecole  veut  occuper  dans  notre  vie  une  place 
beaucoup  plus  grande.  Elle  veut  richement  meubler 
les  chambres  de  notre  mémoire  ;  elle  veut  nous  appren- 
dre à  penser  ;  elle  veut  réformer  notre  caractère  ; 
elle  veut  nous  moraliser  et  faire  de  nous  de  bons 
citoyens.  Elle  a  même  la  prétention,  en  dépit  des 
apparences,  d'assouplir  et  de  fortifier  nos  muscles  : 
elle  veut  tout  faire.  Et  comme  cela  exige  beaucoup  de 
temps,  elle  nous  prend  presque  toute  notre  enfance; 
elle  nous  immobilise  durant  des  milliers  d'heures 
dans  l'attitude  de  l'écolier  qui  écoute,  ou  qui  fait 
semblant.  En  hiver,  quand  les  journées  sont  courtes, 
l'enfant,  s'il  est  zélé  ou  craintif,  ne  peut  songer  du 
matin  au  soir,  qu'à  ses  devoirs  envers  l'Ecole.  Et,  en 
été,  son  insouciance  n'est  pas  beaucoup  plus  grande. 
Il  a  peut-être  une  mère  ou  un  père  clairvoyants  dont 


—  19  — 

Ja  sollicitude  inquiète  pourrait  le  protéger  contre  le 
zèle  indiscret  du  pédagogue.  Mais  il  ne  suivra  pas  leurs 
conseils,  car  il  doit  consacrer  tout  son  temps  à  l'ac- 
complissement de  ses  tâches  réglementaires. 

On  ne  saurait  trop  exiger  de  l'Ecole  d'aujourd'hui. 
Si  elle  a  pour  devoir  de  favoriser  le  développement 
physique,  intellectuel  et  moral  de  l'enfant,  c'est  pour 
cette  raison  bien  simple  qu'elle  empêche  les  autres  de 
le  faire.  Sa  responsabilité  finit  par  croître  beaucoup 
plus  rapidement  que  le  nombre  des  heures  durant 
lesquelles  elle  enferme  ses  élèves.  Et  quand  elle  les 
enferme  trop  longtemps,  elle  leur  prend  quelque 
chose  de  plus  précieux  que  tout  ce  qu'elle  leur  donne. 

Donc,  ici,  nous  ne  sommes  plus  à  l'école  profes- 
sionnelle. Ici^  en  face  de  son  maître,  l'écolier  n'est 
plus  celui  des  deux  qui  doit  comprendre  l'autre.  Il 
ne  s'agit  plus  d'enseigner  à  tous  les  élèves  les  mêmes 
procédés  et  les  mêmes  formules.  Il  faut  fournir  à  cha- 
cun d'eux  l'occasion  d'améliorer  ce  que  la  nature  lui 
a  donné  de  bon.  Car  chacun  d'eux,  en  qualité  d'être 
humain,  a  des  aptitudes  précieuses  dont  on  pourrait 
favoriser  le  développement.  Or,  tous  les  enfants  ne  se 
développent  pas  de  la  même  façon  ;  ils  ne  peuvent 
pas  progresser  tous  de  la  même  allure. 

Très  raisonnablement,  on  veut  que  la  «  table  de 
multiplication  »  soit  la  même  pour  tout  le  monde.  Je 
consens  encore  à  ce  qu'un  accord  parfait  se  fasse  sur 
l'orthographe  de  tous  les  mots  simples,  et,  aussi,  si 
cela  ne  co^jtepas  trop  cher,  sur  l'orthographe  de  quel- 


—  20  — 

ques  mots  difficiles.  Enfin,  il  est  admissible  que  dans 
certaines  leçons  tous  les  écoliers  fassent  la  même 
chose.  Mais,  à  côté  de  ce  domaine  où  l'instruc- 
tion peut  être  obligatoire  et  uniforme,  n'y  en  a-t-ii 
pas  un  autre  où  la  diversité  et  la  liberté  doivent 
être  admises  ?  Si  un  jeune  collég^ien  dessine  avec 
plaisir,  faut-il  absolument  l'empêcher,  durant  les 
milliers  d'heures  qu'il  passe  en  classe,  de  dessiner 
plus  fréquemment  que  son  camarade  dont  le  seul 
désir  est  d'aller  s'étendre  tout  nu,  au  soleil,  au  bord 
du  lac  ?  Si  des  enfants  du  même  âge  diffèrent  pro- 
fondément par  la  finesse  plus  ou  moins  grande  de 
l'intelligence,  par  la  qualité  de  la  mémoire,  par  leurs 
caractères  physiques,  par  leurs  goûts,  leurs  défauts 
et  leurs  aptitudes  de  toutes  sortes,  est-il  indispen- 
sable qu'ils  absorbent  simultanément,  plusieurs  années 
de  suite,  le  même  nombre  d'empereurs  romains,  de 
dates  historiques,  de  règles  de  trois,  de  silicates  dou- 
bles, de  théorèmes,  d'écrivains  classiques,  d'équa- 
tions du  second  degré,  de  montagnes  suisses  et  de 
villes  lointaines? 

J'imagine  qu'on  a  rendu  l'instruction  obligatoire 
afin  que  chaque  citoyen  sache  lire  et  écrire.  Mais 
l'Ecole,  qui  est  maîtresse  chez  elle,  impose  à  tous  ses 
élèves  l'étude  de  tous  les  sujets  qu'il  lui  plaît  de 
mentionner  dans  ses  programmes.  Le  fait  est  là:  un 
père  de  famille  n'a  pas  le  droit  de  supprimer  un  ou 
deux  plats  dans  le  menu  invariable  que  des  pédago- 
gues  ont  composé  pour    le    repas    spirituel    de  ses 


—  21  — 

enfants.  S'il  tient  à  ce  que  son  fils  ne  reçoive  que 
trois  ou  quatre  leçons  par  jour,  on  lui  fera  des  objec- 
tions décourageantes.  On  lui  dira  peut-être  (s'il  s'agit 
d'une  école  secondaire)  :  «  Dans  ce  cas,  vous  paierez 
plus  cher  »,  (comme  au  restaurant,  quand  on  mange 
à  la  carte).  Et,  ainsi,  sauf  de  rares  exceptions,  la 
règle  est  unique  :  il  faut  tout  avaler. 

Ce  père  pourrait,  il  est  vrai,  mettre  son  enfant 
dans  un  autre  établissement.  Mais  il  y  trouverait  la 
même  uniformité.  Ajoutons  que,  le  jour  de  l'examen 
final,  on  repince  ceux  qui  n'ont  pas  voulu  se  sou- 
mettre au  régime  commun. 

Le  principe  de  ceux  qui  enseignent  apparaît  clai- 
rement :  la  dose  de  science  que  nous  inculquons  à 
Fécolier  dans  un  temps  donné  ne  doit  pas  dépendre 
de  la  qualité  de  son  cerveau. 

Ignorant  systématiquement  les  aptitudes,  suscepti- 
bles d'être  cultivées,  que  ses  élèves  possèdent,  le 
pédagogue,  spécialiste  inconscient,  s'efforce  de  leur 
communiquer  à  tous  son  propre  savoir  et  sa  propre 
virtuosité. 

Il  existe  beaucoup  d'écoles  où  les  jeunes  gens  peu- 
vent se  spécialiser.  Mais  nous  n'avons  pas  encore 
celle  où  l'enfant  pourra  s'épanouir. 


UN  COUP  D'ŒIL  DANS  LES 
i  MANUELS  SCOLAIRES 

On  dit  souvent  aux  écoliers  des  choses  utiles  ou 
intéressantes.  Il  serait  stupide  de  le  nier.  Mais  pour- 
quoi ne  se  contente-t-on  pas  de  leur  dire  ces  choses- 
là?  J'ai  là,  sur  ma  table,  un  certain  nombre  de  ma- 
nuels scolaires.  Je  vais  vous  donner  quelques-uns  des 
renseignements  que  l'enfant  y  trouve. 

Voici  d'abord  un  livre  de  géographie  dont  on  se 
sert  dans  les  écoles  de  la  Suisse  française.  Je  l'ouvre 
à  la  page  où  l'auteur  nous  parle  de  l'Espagne.  Urt 
élève  studieux  a  souligné  au  crayon  les  noms  des 
quarante  villes  qui  y  sont  énumérées.  Les  villes  du 
Portugal  viendront  plus  tard.  Essayez,  dans  une  nuit 
d'insomnie,  de  vous  rappeler  quarante  noms  de  villes 
espagnoles.  Vous  verrez:  ce  n'est  pas  facile.  Et  il  n'y 
a  pas  que  les  villes,  en  Espagne.  Et,  bien  entendu, 
l'auteur  parle  de  tous  les  pays  du  globe  avec  un« 
égale  sollicitude.  Et  il  n'y  a  pas  seulement  la  géogra- 
phie dans  les  programmes  scolaires.  Et  l'on  devrait 
comprendre  qu'il  y  a  autre  chose  que  l'école  dans  la 
vie  de  l'enfant. 


La  seconde  édition  du  même  ouvrage  est  plus  sim- 
ple. Mais,  le  g-enre  étant  admis,  on  n'y  constate  au- 
cune lacune  regrettable.  Ah!  non.  On  y  apprend  que, 
dans  les  Alpes  grisonnes,  s'ouvrent  vers  le  nord  les 
vallées  de  Medels,  de  Lugnetz^  de  Safien,  de  Doiri' 
leschff,  de  Schanfigg  et  du  Pràttigau.  Que  ron 
mette  ces  noms  dans  les  dictionnaires,  pour  ceux  que 
ça  intéresse,  c'est  très  bien.  Mais  importait-il  vrai- 
ment d'en  rendre  la  connaissance  obligatoire  ? 

Connaissez-vous  le  -S't'o?  Comme  son  nom  l'indique, 
c'est  une  rivière  qui  sort  du  lac  Balaton.  Quant  à 
moi,  je  n'oublierai  plus  ce  nom  imprévu.  11  m'a  rap- 
pelé la  révélation  foudroyante  que  la  baronne  de 
Brossarbourg-  fit  un  jour  à  son  mari:  «Monsieur, 
l'honneur  des  Brossarbourg  est  à  tout  jamais  dans  le 
siau.  » 

Mais  soyons  sérieux.  Voici  une  règle  d'arithméti- 
que que  je  trouve  dans  un  manuel  destiné  aux  écoles 
primaires  supérieures  et  aux  écoles  secondaires  des 
jeunes  filles,  en  France  : 

Une  fraction  décimale  périodique  mixte  est  égale 
à  une  fraction  ordinaire  dont  le  dénomiteur  est  un 
nombre  formé  d'autant  de  9  qu'il  y  a  de  chiffres 
dans  la  période,  suivis  d'autant  de  zéros  qu'il  y  a 
de  chiffres  dans  la  partie  non  périodique  et  dont  le 
numérateur  s'obtient  en  retranchant  la  partie  non 
périodique  du  nombre  qu'on  forme  en  écrivant  la 
période  à  la  droite  de  la  partie  non  périodique. 

Tout  simplement! 


—  24  — 

Je  ne  citerai  pas  de  théorèmes  d'algèbre  :  ils  n'ont 
une  signification  claire  que  pour  les  initiés.  C'est 
dire  que  beaucoup  d'écoliers  les  débitent  sans  y  com- 
prendre grand'chose. 

Quelques  faits  historiques.  Les  Turcs  durent  signer 
en  1699  le  traité  de  Karlowits ,  d'après  lequel  ils  ne 
conservaient  en  Hongrie  que  le  banat  de  Témesvar. 
Retenez  ce  nom  car  il  ne  reviendra  plus. 

Pendant  la  guerre  de  Sept  ans,  Frédéric  II  se  fit 
battre  à  Kollin,  à  Hochkirch  et  à  Kunersdorf. 

La  maison  de  Saxe  s'éteignit  en  1024. 

Quant  au  corsaire  Duguay-Trouin,  il  mourut  en 
1736.  II  devait  d'ailleurs  finir  par  là. 

Epaminondas  mourut  en  362  avant  J.-G. 

Les  écoliers,  pour  quelques  jours  du  moins,  savent 
qu'il  exista  un  roi  Attale  et  un  roi  Eumène.  Quelles 
malpropretés  ces  messieurs  ont-ils  faites?  On  l'ignore 
sans  doute,  car  le  manuel  ne  nous  fait  connaître  que 
leurs  noms.  Et,  de  même,  tout  ce  qu'on  sait  du  gé- 
néral Spartiate  qui  battit  Nicias,  c'est  qu'il  était  rusé 
et  qu'il  s'appelait  Gylippe. 

Enfin,  parmi  les  dieux  des  anciens  Germains,  le 
manuel  cite  Ziu  et  son  copain  Donar.  Mais  si,  dans 
une  prochaine  édition,  l'auteur  attribue  ces  noms  à 
deux  généraux  japonais,  les  écoliers  n'y  perdront  ab- 
solument rien. 

Arrêtons-nous  un  instant.  Croyez-moi  :  il  n'y  a  pas 
plus  de  sécheresse  dans  les  renseignements  que  je 
vous  donne  que  dans  ceux  du  manuel.  Les  miens  se 


2r 


suivent  dans  un  ordre  absurde  ;  voilà  toute  la  diffé- 
rence. Il  est  d'ailleurs  bien  entendu  que  les  quelques 
noms  que  je  cite  ne  peuvent  donner  qu'une  faible 
idée  de  la  richesse  du  catalogue  que  les  enfants  étu- 
dient pendant  des  années. 

Encore  une  fois,  je  ne  parle  pas  ici  des  conversa- 
tions intéressantes  que  beaucoup  de  maîtres  ont  par- 
fois avec  leurs  élèves.  Je  m'occupe  seulement  de  ce 
que  l'écolier  trouve  dans  ses  livres  quand,  le  soir,  il 
apprend  sa  leçon  pour  le  lendemain.  Ces  livres  con- 
tiennent évidemment  Vessentiel,  ce  qu'il  faut  retenir. 
Eh  bien  !  parce  que  l'auteur  est  pressé,  parce  qu'il 
songe  à  tout  ce  qu'il  devra  dire  encore,  (car  il  veut 
tout  mentionner),  il  ne  s'arrête  pas  devant  les  phé- 
nomènes pour  les  observer  et  les  décrire  :  il  se  con- 
tente, le  plus  souvent,  de  les  nommer.  L'élève  stu- 
dieux connaît  les  noms  d'un  grand  nombre  de  per- 
sonnages historiques  qu'on  n'a  pas  eu  le  temps  de 
lui  présenter,  dont  il  n'a  jamais  entrevu  la  silhouette 
mais  dont  on  lui  a  remis  la  carte  de  visite.  (Au  fait  ; 
en  exposant  dans  son  salon  une  coupe  où  s'entassent 
des  cartes  de  visite  nombreuses,  ne  prouve-t-on  pas 
qu'on  a  beaucoup  de  «  connaissances  »?) 

La  question  que  je  pose  est  bien  simple  :  vaut-il 
mieux  fournir  à  l'enfant,  en  abondance,  pendant  des 
années,  les  étiquettes  que  les  hommes  ont  mises  sur 
les  choses,  ou  bien  s'arrêter  patiemment  avec  lui  de- 
vant des  choses  vivantes,  étonnantes,  émouvantes? 

Ne  vous  en  allez  pas  encore.  Il  nous  reste  à  jeter 


—  26  — 

un  coup  d'oeil  dans  l'admirable  domaine  de  la  science. 
Mais  je  dois  d'abord  réparer  une  omission.  Vous  ne 
lirez  jamais  la  Satire  Ménippée.  Il  faut  donc  que 
vous  puissiez  nommer  au  moins  Tun  des  auteurs  de 
cette  œuvre  célèbre,  —  simple  question  de  décence. 
L'un  d'eux  s'appelait  Durand  :  Gilles  Durand  ;  car  il 
y  a  toujours  eu  et  il  y  aura  toujours  des  Durand. 

Et  maintenant  occupons-nous  un  instant  d'un  en- 
seig^nement  animé  d'un  esprit  scientifique  et  moderne. 
J'ouvre  un  manuel  de  botanique  et  je  lis  : 

«  Les  rosacées  se  divisent  en  six  «  sous-familles  »  : 
les  amyffdalées,  —  les  dryadées,  —  les  spirées,  — 
les  sanffuisorbées,  —  les  pomacées,  —  les  rosées.  » 

Là-dessus,  ne  voulant  pas  les  faire  attendre, 
l'auteur  énumère  tout  de  suite  les  familles  sui- 
vantes. 

C'est  la  vieille  plaisanterie  qui  continue.  Pour  les 
jeunes  gens  qui  ont  le  bonheur  de  pouvoir  consacrer 
beaucoup  de  temps  à  leurs  études,  cette  plaisanterie 
dure  des  milliers  d'heures. 

Je  m'adresse  aux  personnes  cultivées  qui  lisent  les 
«  Cahiers  Vaudois  »  et  je  leur  demande  : 

Connaissez-vous  le  nom  qu'on  a  donné  aux  fleurs 
mâles  des  Cupulifères  et  des  Juglandées  ? 

Pourriez-vous  me  nommer  un  seul  carbonate 
orthorhombique  f...  un  seul!  (Ne  me  citez  pas  la 
dolomie,  qui  est  un  carbonate  rhomboédrique,  très 
abondant  dans  le  Tyrol.) 

Que  pouvez-vous  me  dire   des  péridots  f   Et  des 


—  27  — 

iules  ?  Et  des  aiiatifes  ?  (Faites  attention  :  les  uns 
sont  des  minéraux  et  les  autres  des  animaux.) 

Que  fait-on  des  acétates  d'alumine  et  de  fer?  Et 
de  l'acide  palmitique  ? 

Combien  y  a-t-il  de  foires  annuelles  à  Francfort- 
sur-l'Oder  ? 

Il  existe  des  écoliers  zélés  que  ces  questions  n'em- 
barrasseraient pas. 

Un  dernier  mot  :  Le  sphène  est  un  silicotitanate 
de  calcium. 

Je  vous  parlerai  de  la  crocoïse  une  autre  fois. 

Mon  parti  pris  évident  ne  m'empêchera  pas  de 
reconnaître  que  beaucoup  de  manuels  scolaires  d'au- 
jourd'hui contiennent  des  choses  très  intéressantes. 
Mais  pourquoi  en  contiennent-ils  tant  d'autres? 

Admettons  que  quelques-uns  des  noms  que  l'on  veut 
fixer,  ving-t  ans  à  l'avance,  dans  la  mémoire  des  éco- 
liers puissent,  un  jour,  leur  servir  à  quelque  chose. 
Ne  pourront-il  pas  se  les  procurer  dès  qu'ils  en 
éprouveront  le  besoin  ?  A  notre  époque,  les  diction- 
naires, les  livres  ne  manquent  pas.  Et,  puisqu'on 
tient  à  «  répandre  les  lumières  »,  ne  pourrait-on  pas, 
par  exemple,  de  temps  en  temps,  recourir,  comme 
le  font  les  Salutistes,  aux  procédés  de  la  réclame 
lumineuse  pour  rappeler  aux  noctambules  de  belles 
pensées,  ou  bien  quelques  faits  historiques  et  scienti- 
fiques ?  (Pourquoi  pas  ?)  On  pourrait  aussi  organiser 
dans  toutes  les  villes  des  Bureaux  Encyclopédiques 
où  les  curieux  trouveraient   tous   les  renseignements 


—  28  — 

qu'ils  désirent.  Enfin,  si  l'on  parvenait  à  éveiller  la 
curiosité  des  écoliers,  à  leur  donner  le  goût  de 
l'étude,  on  pourrait  leur  remettre,  au  moment  des 
adieux,  de  nombreux  petits  livres  minces,  légers, 
portatifs,  dans  chacun  desquels  une  question  serait 
exposée  avec  soin. 

Un  soir,  après  une  conférence  dans  laquelle  j'avais 
dit  du  mal  de  notre  pédagogie  traditionnelle,  une 
vieille  institutrice  m'a  dit  : 

—  Mais,  Monsieur,  il  y  a  pourtant  des  noms  qui 
sont  trop  importants  pour  qu'on  les  ignore.  Par 
exemple,  nous  ne  sommes  pas  absurdes  si  nous 
tenons  à  ce  que  nos  élèves  connaissent  le  Brama- 
poutre  que  vous  avez  nommé. 

—  Mademoiselle,  je  ne  demande  pas  qu'on  sup- 
prime tous  les  noms.  Je  ne  sais  pas  si  le  Brama- 
poutre  occupe  une  grande  place  dans  vos  pensées. 
Mais  je  vous  accorde  ceci  :  oui,  il  y  a  des  choses 
très  importantes  que  tous  les  enfants  devraient  con- 
naître :  ce  sont  des  choses  dont  l'Ecole  ne  s'occupe 
jamais.  Car  le  temps  dont  elle  dispose  est  très  limité 
et  elle  doit  nécessairement  laisser  des  lacunes  dans 
le  savoir  de  ses  élèves.  Qu'est-ce  qui  ne  peut  pas 
être  remis  à  plus  tard?  Voilà  la  vraie  question.  Pour 
juger  équitablement  la  besogne  qu'accomplit  le  Péda- 
gogue, il  faut  songer  aussi  à  celle  qu'il  néglige. 

Nous  en  reparlerons. 


LE  PEDAGOGUE  EST  UN  SPECIALISTE 

Considérez  ce  menuisier  qui  donne  quelques  con- 
seils à  son  apprenti.  Il  peut  sans  inconvénient  lui 
dire  :  «  Regarde,  et  applique-toi  à  faire  comme  je 
fais.  »  Les  procédés  qu'il  emploie  avec  succès,  ses 
tours  de  main,  il  peut  les  enseigner  tels  quels.  A 
l'ordinaire,  il  s'agira  seulement  de  quelques  gestes  à 
reproduire.  Et  c'est  avec  profit  que  le  débutant  mala- 
droit, durant  plusieurs  années,  pourra  regarder  son 
maître  comme  le  modèle  à  copier. 

Mais  le  pédagogue  est  un  spécialiste  d'une  espèce 
particulière  :  il  doit  former  des  élèves  qui  exer- 
ceront PAR  LA  suite  des  PROFESSIONS  TRES  DIFFE- 
RENTES DE  LA  SIENNE.  En  mettant  sur  eux  sa  bonne 
empreinte,  saura-t-il  être  suffisamment  discret? 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  poser  cette  question 
sans  un  peu  d'inquiétude  ;  car,  fait  essentiel,  l'éduca- 
teur public  a  pour  élèves  des  enfants,  des  êtres  très 
jeunes,  dont  le  devoir  réglementaire  est  d'obéir.  Et, 
d'ailleurs,  ceux-ci  ne  sont  pas  capables  de  reconnaître 
si  le  régime  auquel  on  les  soumet  sera  pour  eux  for- 
tifiant ou  non.  Tâche  difficile  :  être  pédagogue  et  ne 


—  30  — 

pas  voir  dans  les  dociles  petits  ignorants  auxquels 
on  communique  sa  science  de  futurs  pédagogues  ! 
Etre  le  maître,  et  se  laisser  arrêter  sans  irritation 
par  un  gamin  qui  ne  veut  pas  connaître  la  Vérité  ! 

Il  serait  difficile  de  le  nier  :  les  pédagogues  accor- 
dent parfois  une  importance  exagérée  à  des  choses 
qui  n'en  ont  aucune  pour  le  reste  des  mortels.  Eî 
cela  s'explique.  D'abord,  quelle  que  soit  la  qualité  de 
leur  science,  sa  valeur  commerciale  est  certaine  : 
leur  science  est  enseignable.  Ils  le  savent  par  expé- 
rience :  les  personnes  instruites  peuvent  gagner  leur 
vie  en  donnant  des  leçons.  Et,  ainsi,  parce  que  leur 
savoir  constitue  pour  eux  un  instrument  d'une  uti- 
lité réelle,  ils  sont  enclins  à  lui  attribuer  une  valeur 
beaucoup  trop  générale. 

D'ailleurs,  en  répandant  dans  le  public  leur  culture 
spéciale,  vernis  essentiellement  communicable,  ils  en 
ont  fait  la  «  culture  générale  »,  et  ils  en  ont  aug- 
menté le  prestige. 

Ajoutons  que,  pour  donner  du  prix  à  la  science 
la  plus  vaine,  il  suffit  de  la  rendre  obligatoire  pour 
ceux  qui  se  présentent  devant  les  jurys  dispensateurs 
de  diplômes. 

Je  viens  de  signaler  une  illusion  dont  sont  victimes 
ceux  qui  enseignent.  En  voici  une  autre.  Un  profes- 
seur accorde  naturellement  une  grande  valeur  éduca- 
tive à  une  discipline  dont  il  a  retiré  lui-même  un 
grand  profit.  Gela  est  tout  à  fait  normal.  Mais  il  ne 
faut  pas  oublier  que  dans  beaucoup  d'écoles  secon- 


—  31  — 

daires  un  même  élève  peut  avoir  jusqu'à  dix  maîtres 
différents  :  des  maîtres  spéciaux.  Chacun  de  ceux-ci 
est  devenu  sensible  à  la  beauté  des  choses  qu'il  étudie 
depuis  longtemps,  qu'il  voit  avec  une  grande  netteté 
et  autour  desquelles  son  esprit  se  meut  avec  aisance. 
Quand  il  les  montre  à  ses  élèves,  ne  jouit-il  pas 
de  sa  propre  virtuosité?  Lorsque  mes  équations  me 
conduisent  à  une  formule  simple  et  «  élégante  »,  je 
ne  puis  m'empêcher  de  dire  à  mes  jeunes  auditeurs  : 
«  Regardez- moi  ça  :  n'est-ce  pas  beau?  » 

Or,  n'est-ce  pas?  le  maître  de  français,  le  maître 
d'histoire,  le  maître  de  physique,  et  tous  les  autres, 
ont  aussi  souvent  que  moi  l'occasion  de  s'émerveiller. 
Et  puis,  peut-être  s'écoute-t-on  parler  avec  plaisir 
lorsqu'on  exprime  facilement,  en  termes  précis,  des 
vérités  incontestables.  Nos  élèves  sont  dociles  ;  ils 
doivent  être  polis  ;  ils  ont  l'air  de  nous  suivre  :  nous 
continuons.  Et  si  l'un  d'eux  regarde  furtivement  sa 
montre,....  il  a  tort. 

Le  malheur  des  maîtres  d'école  est  de  ne  jamais 
trouver  parmi  leurs  élèves  un  contradicteur  ayant  de 
l'autorité. 

Continuons.  Comme  vous  le  supposez,  les  écoliers 
qui  apprennent  avec  zèle  leur  géographie,  leur  his- 
toire, leurs  règles  de  grammaire  ou  d'arithmétique, 
se  trouvent  en  plus  grand  nombre  parmi  les  pre- 
miers élèves  d'une  classe  que  parmi  les  derniers. 
Mais,  parmi  les  «  mauvais  élèves  »,  les  bons  dessina- 
teurs, les  bons  observateurs  et  les  bons  gymnastes, 


—  32  — 

par  exemple,  ne  sont  pas  plus  rares  que  parmi  les 
autres.  «  Au  contraire,  »  pourrait-on  dire  fréquem- 
ment. Or,  est-il  bien  sûr  qu'un  enfant  qui  dessine 
avec  talent  soit  inférieur  à  son  camarade  qui,  chaque 
soir,  apprend  docilement  sa  leçon  pour  le  lende- 
main? Je  veux  dire  que  les  pédagogues,  inconsciem- 
ment, sont  portés  à  donner  les  meilleurs  rangs  aux 
élèves  qu'ils  jug-ent  dignes  de  leur  succéder. 

En  d'autres  termes,  les  écoliers  qui,  plus  tard,  fe- 
ront profession  d'enseigner  retirent  de  plus  grands 
avantages  que  leur  camarades  des  innombrables  le- 
çons qu'on  impose  à  tous  les  enfants  indifféremment. 
Tenez  :  le  jeune  bachelier  qui,  au  moment  où  il  va 
vivre  de  la  vie  des  étudiants,  voudrait  avoir  un  peu 
d'argent  de  poche,  comment  s'en  procurera-t-il  ?  Il 
cherchera  des  collégiens  arriérés  auxquels  il  donnera 
des  leçons.  Il  serait  presque  toujours  incapable  de 
faire  autre  chose.  Involontairement,  ses  maîtres  lui 
ont  enseigné  leur  propre  métier. 

Le  maître  constitue  pour  l'écolier  un  modèle  d'une 
espèce  très  particulière.  Le  Pédagogue  que  l'enfant 
aura  eu  sous  les  yeux  pendant  des  milliers  d'heures 
n'est  ni  un  artiste,  ni  un  inventeur,  ni  un  artisan 
attaché  à  sa  besogne;  ce  n'est  pas  un  homme  qui 
cherche,  qui  fait  des  hypothèses,  qui  se  trompe,  qui 
se  remet  à  sa  tâche  avec  ardeur  et  dont  l'activité  se- 
rait contagieuse.  C'est  un  monsieur  instruit  qui  s'a- 
dresse à  un  public  de  jeunes  ignorants.  S'il  lui  arrive 
de   commettre  une  erreur,   ses  élèves  échangent  des 


—  33  — 

sourires.  C'est  quelqu'un  qui  connaît  d'avance  la  ré- 
ponse à  chacune  des  questions  réglementaires  qu'il 
aborde  dans  ses  leçons.  Et  quelle  que  soit  la  finesse 
de  sa  nature,  il  lui  est  difficile  de  ne  pas  le  laisser 
voir,  car  depuis  quinze  ou  vingt  ans  il  enseigne  les 
mêmes  choses. 

Ce  ne  sont  donc  pas  des  ejforts,  ce  n'est  pas  une 
activité  créatrice  que  l'on  propose  à  l'imitation  de 
l'enfant  quand  il  est  à  l'école.  S'il  imite  ses  maîtres, 
c'est  en  leur  empruntant  leurs  formules  définitives. 
Et  voilà  pourquoi,  à  notre  époque,  l'ignorant  est  si 
fréquemment  la  caricature  du  savant. 

Quant  on  attachera  moins  de  prix  à  la  docilité 
intellectuelle  des  écoliers,  on  leur  donnera  plus  d'en- 
traîneurs et  moins  de  professeurs. 

A  en  juger  par  les  programmes  scolaires  et  par 
les  manuels  en  usage,  on  veut  mettre  tout  de  suite 
dans  l'esprit  du  débutant  l'ordre  définitif  qu'il  y  a 
dans  l'esprit  des  professionnels  de  la  pédagogie.  Un 
spécialiste  peut  tenir  à  délimiter  nettement  le  champ 
de  son  activité.  Il  existe  des  professeurs  qui  tracent 
avec  un  soin  jaloux  une  frontière  entre  le  domaine 
qui  leur  est  réservé  et  ceux  que  cultivent  leurs  collè- 
gues. Et,  d'ailleurs,  quand  nous  possédons  des 
notions  suffisamment  nombreuses,  elles  se  groupent 
tout  naturellement  dans  notre  esprit  en  catégories 
distinctes.  Mais  l'Ecole  veut  d'avance  mettre  de 
Tordre  dans  les  connaissances  que  l'enfant  possédera 

3 


—  34  — 

peut-être  un  jour.  Avant  de  connaître  la  significa- 
tion claire  des  mots  :  histoire,  géographie,  il  sait 
que  la  GÉOGRAPHIE  est  une  chose  et  que  l'HIS- 
TOIRE  en  est  une  autre.  La  distinction  que  l'on  fait 
entre  ces  deux  enseignements  n'a  pourtant  rien  de 
nécessaire  ;  car  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  la  conduite 
d'un  peuple  ou  d'un  individu,  l'importance  du  milieu 
n'est  pas  moins  grande  que  celle  du  moment. 

L'écolier  sait  tout  de  suite  aussi  qu'il  y  aura  des 
leçons,  nettement  séparées  des  autres,  où  on  lui 
apprendra  à  se  servir  adroitemont  de  sa  langue  ma- 
ternelle. C'est  dans  des  moments  où  il  n'a  rien  à 
dire  qu'on  lui  enseigne  les  règles  de  la  grammaire. 
Aussi  sa  langue,  qu'il  étudie  ainsi  à  l'écart,  ne  lui 
apparaît-elle  pas  comme  un  moyen  d'expression  dans 
l'emploi  duquel  il  doit  devenir  plus  habile.  En  somme, 
l'écolier  apprend  mieux  à  enseigner  sa  langue  mater- 
nelle qu'à  la  parler  avec  aisance.  Car  ceci  suppose- 
rait un  tout  autre  mode  d'entraînement  que  cela. 
Avant  d'avoir  reconnu  dans  le  discours  des  familles 
de  mots,  il  connaît  ces  vocables  :  pronoms,  verbes, 
adjectifs,  etc.  ;  il  sait  combien  il  y  a  d'espèces  de 
pronoms,  combien  d'espèces  de  verbes,  et  comment 
ils  se  nomment.  Et,  dans  quelques  années,  il  pourra 
transmettre  à  de  plus  ignorants  que  lui  ce  savoir  de 
quahté  garantie. 

Pour  le  Pédagogue,  pour  celui  dont  la  besogne 
est  d'exposer  les  résultats  de  la  science,  les  classifi- 
cations, les  cadres,  les  subdivisions  et  les  étiquettes 


—  35  — 

ont  une  grande  utilité.  Mais  les  cadres  constituent 
une  nourriture  bien  pauvre  pour  des  esprits  que  les 
sensations  et  les  images  n'ont  pas  encore  enrichis. 
Dans  notre  souvenir,  le  domaine  de  la  science  sco- 
laire où  les  cicérones  de  la  pédagogie  ont  conduit 
notre  petite  troupe  se  compose  de  régions  très 
vagues  séparées  par  des  frontières  très  nettes.  Notre 
mémoire  a  conservé  les  titres  des  chapitres,  écrits 
dans  tous  les  manuels  en  caractères  gras.  La 
mémoire  de  l'écolier  ne  conserve  parfois  rien  de 
plus. 

Je  le  répète  :  la  profession  de  pédagogue  est  la 
seule  que  puissent  exercer,  sans  faire  un  apprentis- 
sage nouveau,  les  jeunes  gens  qui  sont  restés  long- 
temps sur  les  bancs  de  l'école  pour  se  cultiver. 

Le  fait  est  là  :  le  nombre  des  personnes  dont  le 
métier  est  de  donner  des  leçons  augmente  rapide- 
ment. Parmi  elles,  il  faut  ranger  tous  les  prêcheurs 
qui  enseignent  par  le  moyen  de  la  conférence,  du 
journal  ou  du  livre.  Vous  connaissez  ces  titres  :  Ce 
que  toute  femme  de  quarante-cinq  ans  devrait 
savoir.  Le  tour  des  octogénaires  viendra  :  ils  n'échap- 
peront pas  au  Pédagogue. 

Et  ni  la  jeune  mère  allaitant  son  enfant. 

On  se  plaint  déjà  beaucoup  des  jeunes  mères. 
Elles  ne  savent  pas  aimer  méthodiquement.  Ne  va- 
t-on  pas  bientôt  organiser  pour  elles  des  cours  obli- 
gatoires où  on  leur  montrera  comment  on  prépare 
les  petits  enfants  à  être  des  écoliers  dociles  ? 


-36  — 

Oui,  il  est  à  craindre  que  la  manie  enseignante  ne 
s'exerce  désormais  avec  une  indiscrétion  toujours 
plus  grande.  J'ai  sous  les  yeux  le  prospectus  d'un 
honorable  citoyen  qui  m'apprend  qu'il  reçoit  chez 
lui,  de  quatre  heures  à  sept  heures,  de  jeunes  collé- 
giens dont  il  surveille  le  travail  et  dont  il  stimule  le 
zèle.  Il  y  a  donc  de  petits  garçons  de  dix  ou  douze 
ans  qui,  après  les  six  ou  sept  leçons  qu'ils  ont  déjà 
reçues,  vont  s'enfermer  dans  la  salle  à  manger  de 
cet  honnête  père  de  famille,  lequel,  pour  un  prix 
très  modique,  leur  rappelle  une  fois  de  plus  les 
règles  de  grammaire  qu'il  ne  faut  pas  enfreindre.  Et 
c'est  peut-être  pendant  les  belles  journées  du  mois 
de  juin. 

Ah  !  les  premières  fleurs,  qu'elles  sont  parfumées  ! 

On  dit  que  ce  sont  «  les  besoins  de  la  société 
moderne  »  qui  expliquent  le  nombre  toujours  crois- 
sant des  écoles.  Distinguons  !  Ce  sont  les  écoles  pro- 
fessionnelles qui  fournissent  à  l'industrie  les  prati- 
ciens dont  elle  a  besoin.  Mais,  précisément,  parce 
qu'il  existe  des  écoles,  de  plus  en  plus  nombreuses, 
qui  se  chargent  de  former  des  spécialistes  de  toutes 
sortes,  la  première  Ecole,  celle  dont  je  parle,  pour- 
rait donner  à  ses  élèves  une  éducation  généreuse. 
Elle  pourrait  développer  dans  l'esprit  et  dans  le 
corps  de  chacun  d'eux  une  adresse  et  une  force  dont 
il  jouirait  lui-même.  Je  dis  que  c'est  le  besoin  d'en- 


—  37  — 

scigner  éprouvé  par  tous  ces  pseudo-pédagogues  sans 
emploi,  que  l'Ecole  forme  sans  le  vouloir,  qui  explique 
le  nombre  toujours  plus  grand  des  leçons  qu'on  pro- 
pose aux  adultes  et  qu'on  impose  aux  enfants.  Je 
veux  bien  que  ce  besoin-là  soit  encore  rangé  parmi 
les  respectables  Besoins  de  la  Société  Moderne.  Mais 
il  y  en  a  un  autre  que  l'on  contrarie  décidément 
trop  :  c'est  le  besoin  éternel  ressenti  par  tous  les 
êtres  jeunes  d'aller  jouer  au  bord  de  l'eau,  dans  la 
campagne  ou  n'importe  où  avec  les  bons  amis  qui 
leur  ressemblent. 


LE    VERNIS   SCOLAIRE    ET   LA  CULTURE 
GÉNÉRALE 

Ainsi,  ceux  qui  ont  pour  tâche  de  donner  aux 
écoliers  une  culture  générale  ont  eux-mêmes  une 
culture  très  spéciale.  La  culture  superficielle  que 
donne  l'Ecole  peut  être  dite  «générale»,  parce  que 
c'est  celle-là  qui  a  été  généralisée.  L'Ecole  aurait  pu, 
tout  aussi  bien,  en  généraliser  une  autre.  Cette  cul- 
ture scolaire  pourrait  être,  par  exemple,  un  peu  plus 
scientifique  et  un  peu  moins  littéraire.  Consultez  une 
personne  cultivée  de  l'espèce  ordinaire  :  elle  con- 
naîtra sûrement  le  nom  de  M"®  de  Sévigné,  et  elle 
pourra  vous  dire  que  cette  dame  vivait  au  XVII®  siècle 
et  qu'elle  a  écrit  des  lettres  charmantes  (ce  sera 
d'ailleurs  à  peu  près  tout).  Mais  demandez-lui  en  quoi 
consiste  l'induction  électrique  :  elle  vous  avouera 
sans  embarras  son  ignorance  sur  ce  point  un  peu 
((  spécial  ».  Et  pourtant  !  Cette  personne  instruite 
aura  aussi  des  idées  beaucoup  plus  nettes  sur  Tor- 
thographe  des  mots  nu,  demi  et  feu  que  sur  les 
mouvements  des  astres  qui  composent  notre  sys- 
tème solaire.  Or,  ceci  est-il  vraiment  moins  général 
et  moins  beau  que  cela? 


—  39  - 

Le  propre  des  gens  cultivés  dont  je  parle  ici  (de 
ceux  qui  doivent  toute  leur  culture  à  TEcole),  c'est 
qu'ils  disposent  d'un  vieux  stock  d'anecdotes,  de 
métaphores,  de  noms  célèbres,  de  clichés,  de  souve- 
nirs mythologiques  et  d'expressions  classiques  qui 
leur  permettent  de  se  comprendre  à  demi-mot.  Ils 
comprennent  les  allusions  fines,  toujours  les  mêmes, 
qui  émaillent  la  conversation  de  leurs  semblables  et 
les  articles  de  nombreux  journalistes.  Quand  rocca- 
sion  s'en  présente,  ils  savent  dire  :  Nourri  dans  le 
sérail...  Et  il  y  a  une  trentaine  d'autres  vers  fameux 
qu'ils  citent  au  bon  moment.  Lorsque,  devant  eux, 
un  ignorant  parle  avec  intérêt  de  quelque  événement 
récent,  ils  lui  apprennent  avec  une  satisfaction  réelle 
que  «  cela  s'est  déjà  passé  à  Rome,  il  y  a  deux  mille 
ans  »  ;  et  ils  sont  capables  d'ajouter  en  latin  :  «  Il  n'y 
a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  » 

Il  s'est  tout  de  même  produit  dans  le  monde, 
durant  ces  vingt  derniers  siècles,  quelques  petits 
changements.  Mais  on  n'habitue  pas  les  écoliers  à  se 
poser  des  problèmes  nouveaux.  Inlassablement,  on 
les  met  en  mesure  de  répondre  à  des  questions  pré- 
vues ;  et  la  culture  scolaire  est  un  vernis,  facilement 
reconnaissable,  que  promènent  dans  le  monde  tous 
ceux  qui,  dans  leur  jeunesse,  ont  consacré  des  mil- 
liers d'heures  à  préparer  des  examens. 

Quand  ils  sont  assis  sur  les  bancs  de  l'école,  beau- 
coup de  patients  tournent  fréquemment  la  tête  du 
coté  de  la  fenêtre.  Gela  gêne  le  Pédagogue  dont  le 


—  40  — 

travail  est  essentiellement  un  travail  de  tête.  Alors 
l'application  du  vernis  sa  fait  mal.  D'ailleurs,  chez 
les  gens  instruits,  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins 
long,  le  vernis  scolaire  tombe  par  endroits,  ce  qui 
produit  ces  reg^rettables  «  lacunes  »  qui,  chaque 
année,  font  échouer  tant  de  cancres  devant  les  jurys 
d'examen.  Les  personnes  décentes  mettent  le  plus 
grand  soin  à  dissimuler  leurs  lacunes,  qui  permettent 
au  premier  venu  d'apercevoir  la  nudité  de  leur  esprit. 

La  question  des  lacunes  est  capitale.  Notre  nudité 
est  d'autant  plus  choquante  que  nous  sommes  moins 
gracieux  et  moins  beaux.  En  rappelant  constamment 
à  l'écolier  ses  défauts,  en  lui  enlevant  bientôt  sa 
naïveté  et  sa  grâce,  on  l'intimide  ;  et  il  n'osera  plus 
se  montrer  tel  qu'il  est.  La  pauvreté  de  son  intelli- 
gence trop  longtemps  paralysée  et  la  gaucherie  de 
sa  pensée  seront  moins  apparentes  si  l'on  a  enrichi 
son  esprit  des  ornements  décents  qui  sont  universel- 
lement portés. 

J'ai  cherché  le  mot  cultiver  dans  mon  Larousse 
et  j'ai  trouvé  cette  définition  :  Faire  les  travaux 
propres  à  rendre  la  terre  fertile. 

Hélas  !  l'Ecole  ne  rend  pas  fertiles  les  esprits 
qu'elle  cultive.  Pour  cela,  il  faudrait  les  remuer  plus 
profondément  et  leur  donner  des  aliments  meilleurs. 
Le  fait  est  que  cette  culture  très  superficielle  à 
laquelle  on  tient  tant,  a  été  mise  à  la  mode.  Ceux 
qui  en  sont  dépourvus  s'exposent  à  quelques  sourires, 
comme,  par  exemple,  un  monsieur  qui  aurait  oublié 


—  41  — 

de  mettre  sa  cravate.  Eh  bien!  soyons  courageux! 
Essayons  de  lancer  une  mode  nouvelle.  Lorsque, 
dans  un  salon,  quelqu'un  nommera  Pépin  le  Bref, 
ne  craignons  pas  de  dire  avec  simplicité  :  «  Quel  est 
ce  personnage  ?  Je  ne  le  connais  pas.  »  Et  deman- 
dons des  renseignements  précis  et  nombreux  aux 
personnes  que  notre  ignorance  étonnera.  Elles  n'en 
mèneront  pas  large. 

Grâce  aux  connaissances  étendues  qu'on  nous  a 
données,  nous  pouvons  faire  croire  aux  autres  que 
nous  sommes  instruits.  Mais,  pour  cela,  on  nous  a 
pris  dans  notre  jeunesse,  un  temps  considérable. 
Notre  pensée  serait  beaucoup  moins  pauvre  si  l'on 
nous  avait  dit  :  «  Il  y  a  dans  la  nature  et  dans 
l'œuvre  des  hommes  trop  de  belles  choses  pour  que 
nous  puissions  les  mentionner  toutes.  Sur  la  plupart 
des  questions  notre  ignorance  sera  absolue.  Mais 
nous  nous  arrêterons  longtemps  devant  quelques 
spectacles  captivants  qui  suffiront  pour  nous  faire 
comprendre  la  richesse  du  monde,  et  pour  nous  sug- 
gérer toutes  sortes  de  problèmes  simples,  ou  trop 
complexes.  » 

Si  nous  distinguions  toujours  honnêtement  les 
sujets  que  nous  avons  étudiés  avec  soin  de  ceux 
dont  notre  ignorance  nous  interdit  de  parler,  ne 
serions-nous  pas  aussi  «  cultivés»  que  Madame  Bolo- 
mey,  qui  connaît  le  titre  de  l'un  des  romans  de 
M»«  de  Scudéry  ? 


DEPLORABLES  CONSEQUENCES  D'UN 
PRINCIPE  FAUX 

Principe.   L'instruction  étendue  que   nous  donnons 
à  nos  élèves  a  pour  chacun  d'eux  une  réelle  valeur 
et  doit  être  obligatoire  pour  tous. 
Je  vais  montrer  que,   ce  principe  étant  admis,  on 
est   obligé,  pour  instruire  les  écoliers,  de   les  sou- 
mettre à  un  régime  qui  a  ordinairement  sur  eux  les 
effets  les  plus  fâcheux.  Baaucoup  plus  fâcheux  pour 
ceux-ci   que   pour   ceux-là,   je    le    reconnais  ;    mais 
puisque  ce  régime  est  imposé  à  tous  les  enfants,   il 
devrait  être  fortifiant  pour  les  uns  et  pour  les  autres. 

Enfermés^  assis  et  inoccupés.  —  D'abord,  s'il  y  a 
beaucoup  de  choses  à  enseigner,  les  leçons  devront 
être  nombreuses.  La  semaine  dernière,  je  suis  allé 
voir  Zéphyrin,  le  gentleman  avec  qui  je  fais  ma  quo- 
tidienne partie  d'échecs.  Nous  ne  nous  connaissons 
génère,  car  nous  jouons  toujours  sans  échanger  une 
parole.  La  partie  finie,  nous  nous  disons  :  «  A 
demain.  »  Quelles  sont  ses  occupations  entre  une 
partie  et  la  suivante  ?  Il  ne  me  l'a  pas  dit.  Sait-il 
que  je    suis   pédagogue  ?  C'est    peu   probable.    J'ai 


—  48  — 

cherché  son  adresse  dans  le  Bottin  et  je  suis  allé 
chez  lui,  car,  depuis  trois  jours,  il  ne  vient  plus  au  café. 

—  Je  suis  grippé,  m'a-t-il  dit  ;  mais  ça  va  mieux. 
De  sa  chambre,  je  pouvais  voir,  de  l'autre  côté  de 

la  rue  une  salle  d'école  dont  les  fenêtres  étaient 
ouvertes.  «  Ce  sont  des  collégiens,  m'expliqua  Zéphy- 
rin.  Dissimulé  derrière  mes  rideaux,  je  les  observe 
pour  tuer  le  temps.  » 

—  Sont-ils  là-dedans  du  matin  au  soir?  demandai- 
je  innocemment. 

—  Non,  pas  tout  le  temps.  Ce  matin,  chacun  d'eux 
est  resté  assis  de  huit  heures  dix  à  neuf  heures  ;  puis, 
de  neuf  heures  dix  à  dix  heures  ;  puis  de  dix  heures 
dix  à  onze  heures  ;  puis,  de  onze  heures  dix  à  midi. 
A  ce  moment-là,  on  leur  a  permis  de  s'en  aller.  A 
deux  heures  dix,  la  petite  fête  a  recommencé.  Mais, 
à  trois  heures,  ils  ont  pu  aller  jouer  dans  la  cour 
pendant  dix  minutes.  A  quatre  heures,  on  leur  a 
accordé  la  même  permission.  Enfin,  à  cinq  heures, 
ils  s'en  iront. 

—  Et  ce  sera  fini? 

—  Oui,  mais  ça  recommencera  une  heure  plus  tard. 
Je  veux  dire  que  le  fils  de  mon  voisin,  écolier  de 
quatorze  ans,  studieux,  docile  et  peu  intelligent, 
consacre  chaque  soir,  dans  sa  chambre,  trois  heures 
environ  à  la  préparation  de  ses  devoirs.  Car,  le  len- 
demain, il  devra  peut-être  réciter  ce  qu'il  a  appris. 
Et,  j'imagine  que  beaucoup  de  ses  camarades  font 
comme  lui.  » 


—  44  — 

—  Nom  de  Dieu  ! 

—  C'est  sans  doute,  dit  Zéphyrin,  par  les  milliers 
d'heures  d'immobilité  qu'elle  leur  impose  que  l'Ecole 
exerce  sur  la  vie  de  quelques-uns  de  ses  élèves  son 
influence  la  plus  profonde. 

Je  regardais  les  collégiens  immobiles.  Ils  écoutaient 
une  explication  du  maître.  L'un  d'eux  laissa  tomber 
le  crayon  qu'il  avait  le  tort  de  tenir  à  la  main  ;  et  ce 
menu  incident  intéressa  un  peu  trop  deux  ou  trois  de 
ses  voisins.  Le  maître  gronda  et  chacun  redevint 
attentif. 

Quelques  minutes  plus  tard,  peut-être  exprès,  je 
laissai  échapper  un  éternuement  sonore.  Ah  !  mal- 
heur !  L'un  de  ces  petits,  mis  en  joie,  voulut  m'imi- 
ter.  Ses  camarades,  un  instant,  furent  heureux.  Il 
en  résulta  l'expulsion  du  coupable.  Oui  sait  ?  C'était 
peut-être  un  récidiviste  dangereux.  Ou'est-il  arrivé  ? 
Quelle  a  été  là  punition  infligée  par  le  père  ?  Je 
l'ignore.  Mais  croyez-moi  :  n'éternuez  jamais  dans 
le  voisinage  immédiat  d'une  salle  pleine  d'écoliers 
qui  écoutent  leur  maître. 

—  Quand  ils  jouent,  remarqua  Zéphyrin,  ils  sont 
autrement  sérieux  !  L'effondrement  retentissant  et 
irrémédiable  d'une  soupière  ;  la  voix  glapissante  d'une 
mère  qui  appelle  sa  fille  Elodie  ;  des  bruits  qui  peu- 
vent mettre  une  clarté  fugitive  dans  l'âme  du  puritain 
le  plus  concentré,  ne  suffisent  pas  toujours  pour  dis- 
traire, une  seconde,  des  enfants  qui  jouent. 

Zéphyrin  ajouta:  «  L'autre  jour,  on  expulsa  le  rou- 


—  45  — 

geaud  qui  est  près  de  la  fenêtre.  Avec  sa  semelle,  il 
caressait  le  derrière  du  patient  assis  devant  lui.  Celui- 
ci  a  fini  par  se  fâcher. 

Ouand  il  est  à  l'école,  l'enfant  ne  peut  utiliser  ses 
pieds  que  de  deux  manières  :  il  peut,  en  les  mainte- 
nant immobiles,  prouver  sa  bonne  volonté  ;  ou  bien, 
il  peut  s'en  servir  pour  provoquer  quelque  incident 
joyeux. 

—  Mais  n'y  a-t-il  pas  les  leçons  de  gymnasti- 
que ? 

—  Oui.  c'est  vrai  ;  ces  collégiens  en  reçoivent 
deux  par  semaine.  Je  connais  une  école  enfantine 
où,  chaque  semaine,  il  n'y  en  a  qu'une,  —  le  lundi. 

—  Deux  heures  par  semaine  ?  L'Ecole  a-t-elle 
inscrit  la  gymnastique  dans  son  programme  unique- 
ment pour  qu'on  ne  puisse  pas  lui  reprocher  de  négli- 
ger l'éducation  physique  de  l'enfant? 

—  C'est  uniquement  pour  cela.  Mais  soyons  jus- 
tes :  il  y  a  la  course  annuelle.  Une  fois  par  an,  l'Ecole 
met  ses  élèves  en  présence  du  grand  Livre  de  la 
Nature.  On  prend  le  train  de  bon  matin  ;  on  roule  ; 
puis  on  fait  trois  ou  quatre  heures  de  marche  ;  et 
l'on  arrive  dans  un  beau  pâturage  où  l'on  s'assied 
pour  manger  les  sandwichs,  les  œufs  durs  et  le  cho- 
colat que  les  mères  inquiètes  ont  mis  dans  les  sacs. 
Le  soir,  on  referme,  pour  douze  mois,  le  grand  Livre 
de  la  Nature.  Ce  fameux  Livre  devient  peut-être 
intelligible  et  éloquent  pour  des  chercheurs  qui  ont 
de  la  patience  et   de  l'enthousiasme;  mais    il    vaut 


y 


—  46  — 

mieux  n'en  pas  recommander  la  lecture  à  des  éco- 
liers qui  préparent  leurs  petits  examens  quotidiens. 
Dans  leurs  manuels,  ils  s'instruisent  d'une  manière 

beaucoup  plus  expéditive Mais  je  vous  ennuie,  en 

vous  parlant  de  pédagogie  ? 

—  Oh  !  non.  Continuez,  je  vous  prie.  (Je  n'osai 
pas  dire  à  Zéphyrin  que  j'étais  pédagogue.) 

—  Ce  qui  m'a  frappé  aussi,  c'est  Tordre  immua- 
ble que  l'Ecole  met  dans  sa  besogne.  Pour  ses  élè- 
ves, l'imprévu  n'existe  pas.  Chaque  semaine,  les 
leçons  se  succèdent  comme  elles  se  sont  succédé  la 
semaine  précédente.  Par  exemple,  pour  les  gamins 
d'en  face,  il  y  a  invariablement,  le  mardi  après-midi, 
une  leçon  de  géographie  suivie  d'une  leçon  d'arith- 
métique. Et,  probablement,  quelques-uns  d'entre  eux, 
en  se  rendant  au  collège,  savent  d'avance  que  ce  sera 
ennuyeux. 

Mais  pourquoi  parler  du  mardi?  Ces  enfants  font 
tout  le  temps  la  même  chose.  En  dépit  delà  richesse 
apparente  des  Programmes,  la  vie  de  l'écolier  est 
terriblement  monotone.  Dans  presque  toutes  ses 
leçons,  son  attitude  morale,  comme  son  attitude  phy- 
sique, est  la  même.  Que  lui  demande-t-on  ?  De  ne 
pas  trop  bouger  ;  de  ne  pas  causer  avec  son  voisin  ; 
d'écouter.  Assez  régulièrement,  on  lui  indique  la 
tâche  à  préparer  pour  la  prochaine  fois.  Quant  à  lui, 
il  a  fréquemment  ce  souci:  «  Serai-je  interrogé?  » 

Ces  collégiens  sont  quelquefois  intéressés  par  ce 
qu'on  leur  apprend;  mais  on  les    enferme  beaucoup 


—  47  — 

trop  long-temps.  En  classe,  ils  s'habituent  à  l'inaction. 
Et  ils  s'ennuient.  La  patience  qu'on  enseigne  à  l'éco- 
lier est  celle  dont  nous  faisons  preuve  dans  le  salon 
d'attente  d'un  dentiste  :  attendre  ;  regarder  sa  mon- 
tre; se  résigner  et  se  dire  in  petto:  «  Je  voudrais 
bien  m'en  aller.  » 

Mais  j'ai  eu  tort  de  dire  que  les  écoliers  ne  con- 
naissent pas  l'imprévu.  L'imprévu,  c'est  quand  le  maî- 
tre est  malade.  Hier,  à  quatre  heures  dixj  le  con- 
cierge est  venu  dire  à  mes  collégiens,  déjà  assis,  que 
la  dernière  leçon  n'aurait  pas  lieu.  Ah  !  ce  fut  beau  ! 
Quelle  vie  !  Quelle  sincérité  !  Pendant  une  minute,  la 
salle  fut  pleine  d'animation  et  de  bruit.  J'entends 
encore  un  de  ces  gamins  qui,  avec  la  voix  de  l'âme, 
s'obstinait  à  crier  :  «Congé! Congé! Con- 
gé!   »  Et,  à  grands  coups  plats,  il  enfonçait  son 

idée  dans  le  dos  de  ses  camarades. 

—  Alors à  demain? 

—  A  demain. 

L'écolier  est  un  prévenu.  —  Si  l'on  impose  chaque 
semaine  aux  écoliers,  des  tâches  nombreuses,  ils  ne 
les  accompliront  pas  toujours  consciencieusement  ;  et 
le  maître  devra  se  méfier.  Le  fait  est  qu'il  se  méfie 
énormément.  Si  ses  élèves  sont  nombreux,  les  prati- 
ques que  lui  commande  ce  sentiment  de  méfiance 
peuvent  représenter  le  plus  clair  de  sa  besogne.  Il 
fait  subir  aux  enfants  qu'il  est  chargé  d'instruire  des 


—  48  — 

interrogatoires  continuels  pour  découvrir  dans  cette 
bande  de  suspects  ceux  qui  méritent  d'être  punis.  Et 
il  inscrit  chaque  fois  dans  son  registre  un  chiffre  im- 
pressionnant. Ces  chiffres  lui  rappelleront  au  jour  du 
jugement,  les  honnêtes  réponses  des  uns  et  les  aveux 
accablants  de  ceux  qui  se  sont  laissé  pincer.  Et 
parce  que  le  maître  adopte  dès  le  premier  jour  le  ton 
et  les  procédés  d'un  juge,  l'écolier  prend  naturelle- 
ment l'attitude  d'un  prévenu,  —  d'un  prévenu  qui,  à 
chaque  instant,  peut  être  pris  en  flagrant  délit  d'inat- 
tention ou  d'ignorance. 

Comme  je  suis  le  même  chemin  qu'eux,  il  m'est 
arrivé  très  souvent  de  passer  dans  la  rue  à  côté  d'en- 
fants se  rendant  à  l'école.  Et  souvent  j'ai  surpris, 
sans  le  faire  exprès,  quelques  mots  de  leurs  conver- 
sations. Comment  pourrions-nous  ne  jamais  rien  en- 
tendre ce  ce  qu'ils  se  racontent  î  Eh  !  bien,  une  seule 
fois,  si  j'ai  bonne  mémoire,  j'en  ai  entendu  un  dire 
le  plaisir  avec  lequel  il  avait  fait  son  travail  ;  mais 
plus  de  cent  fois  je  les  ai  entendus  raconter  leur 
chance  ou  leur  malchance  à  propos  des  notes  qu'ils 
avaient  récemment  obtenues,  ou  bien  faire  des  vœux 
au  sujet  des  interrogations  imminentes.  Car  la  veine 
est  pour  ces  enfants  la  chose  capitale.  La  veine,  c'est 
d'être  interrogé  quand  on  a  bien  appris  sa  leçon  ;  la 
déveine,  c'est  de  l'être  quand  on  ne  sait  rien. 

On  me  dira  que  le  maître  doit  faire  causer  ses  élè- 
ves pour  savoir  s'il  a  été  bien  compris  ou  s'il  doit 
revenir  sur    ce  qu'il  a  déjà  expliqué.    Sans    doute; 


—  49  — 

mais,  pour  le  moment,  ce  n'est  pas  de  cela   que  je 
parle. 

La  sincérité  des  enfants  souffre  de  la  fâcheuse  pos- 
ture où  on  les  met.  Je  ne  veux  pas  parler  des  triche- 
ries bien  caractérisées  dont  quelques-uns  se  rendent 
coupables.  Ce  qui  est  plus  grave,  c'est  cette  demi- 
sincérité  dont  ils  se  contentent  presque  tous.  Quand 
ils  ne  savent  presque  rien,  leur  bouche  laisse  échap- 
per de  misérables  lambeaux  de  phrases  qui  doivent 
prouver  que  leur  ignorance  n'est  pas  absolue.  Il  est 
rare  qu'ils  disent  tout  de  suite,  loyalement:  «  Je 
ne  sais  pas.  »  De  deux  notes  très  mauvaises,  ils 
préfèrent  la  moins  basse. 

Lorsque  l'appareil  à  interroger  a  mal  fonctionné  et 
qu'il  en  est  sorti  un  chiffre  un  peu  trop  élevé,  croyez 
bien  qu'ils  s'en  accommodent.  Car  l'interrogatoire  s'ar- 
rête parfois  au  moment  précis  où  il  allait  devenir  gê- 
nant. Veine  !  Jamais  le  délinquant  n'aide  le  juge 
d'instruction  à  faire  la  lumière.  S'il  n'a  pas  été  pris 
dans  le  coup  de  filet,  il  ne  lève  pas  la  main  pour 
dire  :  «  Monsieur,  j'appartiens  aussi  à  la  bande 
des  malfaiteurs.  » 

Enfin,  il  y  a  parfois  dans  les  réponses  des  écoliers 
tant  de  prudence,  tant  d'habileté,  qu'il  est  difficile  de 
dire  si  c'est  encore  de  la  sincérité  ou  déjà  du  men- 
songe. Le  fait  est  que  leurs  petites  mésaventures  leur 
font  comprendre  qu'ils  ont  intérêt  à  cacher  leur  igno- 
rance. 

Pour  atténuer  le  mal,  leur  maître  de    calligraphie 

4 


—  50  — 

leur  fait  écrire,  en  «  ronde  »  ou  en  «  gothique  »  : 
Le  mensonge  est  un  échelon  oui  mène  au  crime.  Un 
rég^ime  sain  vaudrait  infiniment  mieux  que  ces  nobles 
maximes. 

Souvent  le  juge  et  les  prévenus  jouent  au  plus  fin. 
11  y  a  des  maîtres  qui,  ne  voulant  pas  se  laisser  trom- 
per par  les  très  rares  preuves  de  zèle  que  consenti- 
raient à  donner  quelques  paresseux  s'ils  savaient 
d'avance  la  date  de  leur  comparution,  interrogent 
leurs  élèves  dans  un  ordre  aussi  déconcertant  que 
possible  ;  et  ceux-ci,  toujours  sur  le  qui-vive,  se 
livrent  parfois  à  des  calculs  compliqués  pour  décou- 
vrir les  noms  des  élus  qui  seront  sur  la  sellette  dans 
la  leçon  prochaine. 

Je  ne  reproduirai  pas  ici  lesépithètes  violentes  par 
où  s'exprime  la  rancune  de  certains  élèves  qui  croient 
avoir  été  jugés  peu  équitablement.  Mais,  sans  vouloir 
être  complet,  je  dois  faire  une  allusion  aux  scènes  de 
famille  du  samedi,  à  l'heure  où  l'écolier,  pour  la  ving- 
tième fois  peut-être,  montre  à  son  père  les  mauvaises 
notes  qu'il  a  attrapées.  Il  y  a  des  pères  trop  portés 
à  croire  qu'un  a  mauvais  élève  »  est  un  mauvais 
enfant. 

Un  cas  fréquent  est  celui  de  l'écolier  médiocre- 
ment intelligent,  parfois  très  zélé,  qui  s'obstine  à 
faire  de  longues  études  parce  que  ses  parents  jugent 
la  profession  d'avocat  plus  distinguée  que  celle  de 
négociant.  Pour  ce  résigné,  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau 
dans  la  nature  et  dans  l'histoire  humaine,  le  mouve- 


—  51  — 

ment  des  astres,  les  manières  de  vivre  des  animaux 
et  des  plantes,  les  poèmes  les  plus  admirables,  les 
idées  géniales  d'un  Newton  ou  d'un  Descartes,  tout 
a  été  pour  lui,  durant  des  années,  une  occasion  nou- 
velle de  s'exposer  à  une  mauvaise  note.  Ayant  perdu 
son  insouciance,  il  ne  sait  plus  admirer. 

C'est  quand  on  est  jeune  qu'on  s'émerveille  le  plus 
facilement  devant  la  beauté  des  choses  nouvelles  ;  et 
pourtant  ce  n'est  pas  à  l'école  que  la  science  nous  a 
paru  la  plus  belle. 

Tous  nos  élèves,  les  mauvais  comme  les  autres, 
font  des  progrès,  progrès  qui  au  bout  d'un  temps 
plus  ou  moins  long,  deviennent  sensibles.  En  rappro- 
chant leurs  travaux  d'aujourd'hui  de  ceux  qu'ils  ont 
exécutés  il  y  a  quelques  mois,  on  pourrait  leur  mon- 
trer qu'ils  ont  acquis  plus  de  sûreté,  qu'ils  sont 
devenus  plus  forts,  plus  habiles,  plus  adroits.  Et 
cette  constatation  serait  de  nature  à  entretenir  leur 
confiance.  Malheureusement,  parce  que  les  écoliers 
doivent  tous  acquérir  la  même  somme  de  connais- 
sances réglementaires,  le  maître  tient  sans  cesse  à 
savoir  ce  qui  manque  à  celui-ci  et  à  celui-là.  Je  veux 
dire  qu'il  compte  les  fautes  que  l'enfant  fait  encore, 
ce  qui  est  d'ailleurs  plus  expéditif  que  d'évaluer  les 
progrès  réalisés.  Le  soin  avec  lequel  certains  péda- 
gogues, trente  ans  de  suite,  ont  compté  les  fautes  de 
leurs  élèves  est  inimaginable.  La  note  que  l'éco- 
lier  obtient  pour  une  dictée  ne  dépend  que  du  nom- 


\'>  — 


bre  des  mots  qu'il  a  écrits  incorrectement  :  les  mots 
justes  ne  comptent  pas.  Tant  que  l'on  commet  des 
erreurs,  on  n'est  pas  parfait  ;  c'est  évident. 

J'oppose  ici,  l'un  à  l'autre,  deux  modes  d'appré- 
ciation très  différents.  En  effet,  un  enfant  peut  fort 
bien,  en  matière  de  latin  ou  de  mathématiques,  par 
exemple,  faire  des  progrès  lents  et  continus  et 
retrouver  quand  même,  pour  ces  disciplines-là,  dans 
chacun  de  ses  bulletins,  la  même  mauvaise  note.  Car 
les  questions  nouvelles  qu'on  aborde  dans  les  leçons 
lui  donnent  l'occasion  de  faire  des  fautes  nouvelles. 

Eh  !  bien,  à  la  longue,  c'est  décourageant. 

Enfin,  que  signifient-elles,  ces  notes  auxquelles 
certains  maîtres  accordent  tant  d'importance? 

D'abord,  la  qualité  des  réponses  d'un  écolier  inter- 
rogé par  son  maître  peut  dépendre  de  quelques  cir- 
constances fortuites  que  vous  imaginerez  facilement. 
Mais  admettons  que  chacun  de  ces  chiffres  qui  rem- 
plissent les  gros  registres  de  l'Ecole  mesure  un  mérite 
ou  un  démérite  réels.  Avec  les  notes  qu'un  élève  a 
obtenues  durant  le  trimestre  pour  les  différentes  dis- 
ciplines du  Programme,  on  fait  une  «  moyenne  » 
d'après  laquelle  on  détermine  son  rang,  c'est-à-dire 
sa  valeur  en  tant  qu'écolier.  Pour  simplifier  le  lan- 
gage, bornons-nous  au  cas  de  deux  chiffres.  Albert, 
qui  dessine  avec  talent  et  avec  joie,  a  obtenu  pour  le 
dessin  la  note  maximum,  10.  Pour  l'allemand  il  a 
seulement  4.  Si,  comme  cela  se  fait  dans  quelques 


—  53  — 

écoles  (pourquoi,  Seigneur  ?)  on  accorde  trois  fois 
plus  d'importance  à  l'enseignement  de  lallemand 
qu'à  celui  du  dessin,  la  moyenne  de  cet  écolier  sera 
5  Va.  Quant  à  Gustave,  élève  médiocre  et  zélé,  qui 
accomplit  toutes  ses  tâches  avec  la  même  résignation, 
il  a  5  Ys  pour  l'allemand  et  5  Ys  pour  le  dessin.  Sa 
moyenne  sera  donc  la  même  que  celle  de  son  cama- 
rade Albert,  dont  il  diffère  si  profondément. 

Et  il  y  a  des  pédagogues  qui  ont  réellement  l'air 
de  croire  qu'un  élève  dont  la  moyenne  annuelle  est 
6,50  a  plus  de  mérites  que  celui  qui  n'arrive  qu'à 
6,47  !  Ces  moyennes  ne  signifient  absolument  rien. 
Ce  qu'un  enfant  peut  avoir  d'original  ou  d'excellent 
disparaît  dans  ce  chiffre  d'après  lequel  l'Ecole  le  juge. 
Ce  qu'on  demande  à  tous  les  écoliers  indifféremment, 
c'est  de  ressembler  le  plus  possible  à  l'Elève  Modèle, 
lequel  ne  se  trompe  jamais. 

On  a  réellement  fait  de  l'enfant  le  débiteur  de 
l'Ecole.  Chaque  matin,  en  se  rendant  à  ses  leçons,  il 
sait  qu'on  pourra  lui  réclamer  quelque  chose.  Et, 
s'il  est  d'une  nature  inquiète,  il  finit  bientôt  par 
vivre  dans  l'état  d'esprit  d'un  coupable. 

Notre  système  pédagogique  a  pour  effet  d'enlever 
aux  écoliers  leur  assurance.  Il  arrive  à  quelques-uns 
d'entre  eux  de  la  remplacer  par  de  l'insolence  ;  mais 
ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  Qu'ils  soient 
embarrassés  par  beaucoup  des  questions  que  nous 
devons  leur  poser,  c'est  inévitable  ;  mais,  lorsqu'ils 


—  54  — 

s'adressent  à  celui  qui  a  pour  mission  de  les  instruire, 
pourquoi  ne  diraient-ils  pas  sans  embarras  qu'ils  sont 
embarrassés  ?  On  a  chassé  leur  naturel  et  il  ne  revien- 
dra pas  au  g^alop. 

Je  rencontre  parfois,  dans  la  rue  ou  dans  un  salon, 
quelques  mois  après  leur  sortie  de  l'école,  des  jeunes 
g-ens  qui  furent  jusqu'au  bout  des  «  mauvais  élèves  ». 
Eh  !  bien,  je  constate  souvent  dans  leur  maintien  et 
dans  leur  expression  un  changement  très  marqué  : 
ils  se  sont  redressés,  ils  se  sont  épanouis.  Ils  sont  en 
train  d'oublier  leur  infériorité  scolaire.  Leur  intelli- 
gence est  la  même  qu'autrefois  ;  mais  il  s'écoule  des 
semaines  sans  que  personne  leur  rappelle  qu'ils  sont 
médiocrement  doués.  D'ailleurs,  quelles  étaient  leurs 
aptitudes  véritables?  C'est  ce  que  l'Ecole  n'a  pas 
essayé  de  savoir. 

Remarque.  Les  bonnes  notes  que  les  meilleurs 
élèves  reçoivent  constituent  souvent  pour  eux  les 
plus  réelles  des  satisfactions  qu'ils  doivent  à  l'Ecole. 
Et,  pour  la  plupart  des  autres,  la  menace  d'une  note 
insuffisante  est  efficace.  Il  est  donc  d'autant  plus 
nécessaire  à  un  maître  de  recourir  à  l'emploi  de  ces 
stimulants   que  ses  leçons  sont  moins  intéressantes. 

U intelligence  de  l'enfant  et  la  bêtise  de  l'écolier. 
—  Beaucoup  de  pédagogues,  après  vingt  ans  d'expé- 
riences, éprouvent  encore,  de  temps  en  temps,  un 
étonnement  sincère  devant  la  bêtise  de  leurs  élèves. 
Le  fait  est  que  la  bêtise  de  l'écolier  peut  contraster 


—  55  — 

fortement  avec  l'intelligence  de  l'enfant.  C'est  que  le 
maître,  à  l'ordinaire,  s'adresse  à  des  enfants  dont  la 
pensée  est  endormie,  ou  paralysée. 

Et,  d'abord,  l'écolier  auquel  on  va  donner  une 
note  a  peur  de  se  tromper.  En  l'interrogeant,  on  lui 
enlève  beaucoup  de  sa  tranquillité  d'esprit.  On  lui 
recommande  de  réfléchir  avant  de  répondre.  Mais  les 
secondes  s'écoulent.  Réfléchir,  c'est  hésiter  ;  et  s'il 
hésite  il  aura  l'air  de  ne  pas  savoir.  Parfois  son  hési- 
tation suffit  pour  que  sa  note  soit  un  peu  diminuée. 
Aussi  débite-t-il  sans  attendre  les  mots  que  sa 
mémoire  a  conservés. 

Mais  voici  qui  est  plus  grave.  Le  savoir  de  l'éco- 
lier est  bien  plus  la  récompense  de  sa  docihté  que  le 
fruit  de  son  activité.  C'est  un  aliment  spirituel  que 
sa  curiosité  ne  réclamait  pas.  Sa  tâche  habituelle  est 
de  formuler  dans  une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne 
les  idées  des  autres. 

Le  maître  qui  doit  enseigner  beaucoup  de  choses 
est  pressé.  Il  ne  peut  pas  attendre  que  ses  élèves 
aient  vingt  ans  pour  leur  faire  exprimer  les  idées  des 
grandes  personnes.  Aussi  les  paroles  que  l'écolier 
débite  peuvent-elles  contraster  drôlement  avec  sa 
mentalité  puérile.  Un  de  mes  collègues  m'a  raconté 
que  sa  fillette,  âgée  de  dix  ans,  préparait  un  soir, 
pour  le  lendemain,  sa  leçon  d'histoire.  11  s'agissait 
de  la  glorieuse  épopée  d'Alexandre  le  Grand,  lequel, 
disait  le  manuel,  eut  pour  précepteur  le  philosophe 
Aristote.   Ce  nom  était  nouveau   pour  l'enfant,  qui, 


—  56  — 

deux  ou  trois  fois,  articula  :  Aristotote  ;  ce  qui  ne 
Fempêchait  pas  d'expliquer  g^ravement,  quelques 
minutes  plus  tard,  la  fragilité  de  l'empire  fondé  par 
le  grand  conquérant. 

Je  rie  vois  aucun  inconvénient  à  ce  que  de  tiès 
jeunes  écoliers  appellent  gentiment  Aristotote  l'illus- 
tre philosophe  grec  qui  ne  portait  pas  ce  nom-là. 
Mais  je  voudrais  qu'à  l'âge  où  l'on  dit  «  Aristotote  », 
on  ne  fût  pas  tenu  d'émettre  des  considérations  géné- 
rales sur  la  grandeur  et  la  décadence  des  empires. 
Nous  les  rendons  grotesques,  ces  petits. 

Je  le  répète  :  à  l'Ecole,  on  est  pressé.  En  vue  des 
interrogations  réglementaires,  on  se  hâte  de  mettre 
l'écolier  en  mesure  de  montrer  qu'il  sait  quelque 
chose  ;  et,  pour  cela,  on  lui  remet  des  manuels  con- 
tenant des  résumés  facilement  récitables  et  dans 
lesquels,  s'il  est  studieux,  il  s'instruit  rapide- 
ment. 

Ces  résumés  auraient  de  l'utilité  pour  des  en- 
fants qui,  pendant  des  années,  auraient  beaucoup 
observé,  manipulé,  comparé  et  questionné,  qui  au- 
raient éprouvé  des  sensations  de  toute  sorte  et  fait 
une  provision  d'expériences  et  de  souvenirs.  Mais  on 
les  fait  apprendre  à  des  débutants  qui  ne  savent 
rien. 

Les  manuels  scolaires  qui,  à  notre  époque,  sont 
fréquemment  illustrés,  contiennent  essentiellement 
des   mots.    Ce   sont  des  mots  que  l'enfant  essaie  de 


fixer  dans  sa  mémoire  quand  il  apprend  sa  leçon. 
Or,  les  mots,  dont  le  pouvoir  évocateur  est  si  mer- 
veilleux, définissent  bien  mal  les  choses  absolument 
nouvelles.  On  demande  à  des  fillettes  de  huit  ans  : 
«  Qu'est-ce  qu'un  verbe  ?  »  Et,  docilement,  elles  dé- 
bitent la  définition  du  livre  ;  mais  longtemps  encore 
elles  auront  de  la  peine  à  reconnaître  les  vocables 
qu'elles  ont  si  bien  caractérisés  en  termes  abstraits. 

L'abus  des  mots  doit  avoir  pour  les  écoliers  cet 
effet  de  décolorer  l'univers.  Ce  n'est  pas  en  leur  appre- 
nant des  noms,  encore  des  noms  et  toujours  des 
noms  qu'on  leur  révélera  la  richesse  de  la  nature  et 
la  diversité  de  ses  aspects.  D'ailleurs,  la  monotonie 
de  leurs  tâches  les  empêche  d'apercevoir  le  relief  plus 
ou  moins  accusé  des  choses.  S'ils  s'exposent  à  la 
même  mauvaise  note  en  ignorant  ceci  qu'en  ignorant 
cela,  comprendront-ils  que  ceci  est  beaucoup  moins 
important  que  cela? 

De  plus,  afin  de  pouvoir  avancer  plus  vite,  on  en- 
lève aux  questions  toute  leur  complexité.  Et  le  bon 
élève  apprend  avec  une  telle  aisance  les  différents 
paragraphes  de  son  manuel  qu'il  ne  soupçonne  pas 
les  difficultés  que  l'humanité  a  dû  vaincre  pour 
acquérir  le  savoir.  Enfermé  dans  le  royaume  du  Mot, 
il  ne  constate  pas  que  les  êtres  sont  inertes,  que  la 
matière  est  dure  et  pesante  et  que  tout  travail  exige 
du  temps  et  un  effort.  Les  mots  ne  peuvent  pas  lui 
apprendre  ce  que  lui  apprendrait  le  contact  des 
choses. 


—  58  — 

L'écolier  ne  connaît  de  la  science  que  ce  qui  n'a 
aucune  valeur  éducative  :  les  formules  exprimant  les 
résultats  obtenus.  H  ignore  la  probité  exemplaire,  la 
curiosité  et  la  persévérance  contagieuses  du  savant. 
Celui-ci,  en  abordant  un  problème  nouveau,  en  est 
réduit  à  tâtonner,  à  faire  des  hypothèses  et  des  véri- 
fications, à  reconnaître  ses  erreurs  et  à  recommencer. 
On  pourrait  habituer  l'enfant  au  même  mode  d'acti- 
vité. Pour  cela,  il  faudrait,  sans  aucune  impatience, 
lui  proposer  des  questions  bien  choisies  et  l'aider 
juste  assez  pour  qu'il  ne  se  décourage  pas.  Il  faudrait 
aussi  qu'il  eût  le  droit  de  recourir  à  des  moyens  en- 
fantins, maladroits,  qu'il  perfectionnerait  à  la  longue. 
Par  exemple,  le  dispositif  classique  et  commode  que 
nous  adopterions  pour  diviser  328615  par  79,  a  quel- 
que chose  d'artificiel  qui,  pendant  des  semaines,  em- 
barrasse beaucoup  de  débutants.  Mais  ceux-ci  ver- 
raient très  clair  dans  leur  besogne  si,  pour  effectuer 
cette  division,  ils  avaient  le  droit  de  soustraire  un 
grand  nombre  de  fois,  jusqu'à  impossibilité,  79  de 
328615.  Ce  procédé  exigerait  un  temps  considérable  ; 
il  serait  scandaleusement  imparfait.  Aussi  l'enfant 
comprendrait-il  bientôt  que  le  nombre  de  ses  sous- 
tractions peut  être  beaucoup  diminué  ;  et,  à  force  de 
le  diminuer,  il  arriverait  au  procédé  expéditif,  que 
tout  le  monde  emploie.  Beaucoup  d'écoliers  s  occu- 
pent d'arithmétique,  de  géométrie  et  d'algèbre,  sans 
comprendre  ce  qu'ils  font.  Or,  en  matière  de  mathé- 
matiques élémentaires,  tout  pour  eux  deviendrait  clair 


—  59  — 

si  on  le  voulait  absolument.  Pour  des  êtres  très 
jeunes,  ce  n'est  pas  la  pensée  du  savant  qui  est  diffi- 
cile à  saisir  :  c'est  celle  du  pédant. 

Ah  !  quelle  révolution  ce  serait,  si  l'Ecole  pouvait 
mettre  dans  tous  les  esprits,  pour  toujours,  le  besoiw 
de  la  clarté  ! 

Qu'on  me  permette  encore  un  exemple.  Chaque 
année,  en  prévision  de  quelque  interrogation  immi- 
nente, des  milliers  de  jeunes  gens  se  mettent  dans  la 
tête  la  loi  d'Ohm,  concernant  les  courants  électri- 
ques.  S'ils  savent  dire  que  cette  loi  s'exprime  par  la 

formule  :  E 

~  ~R 
qui  signifie  que  l'on  obtient  l'intensité  du  courant  en 
divisant  le  nombre  qui  mesure  la  force  électromotrice 
par  celui  qui  mesure  la  résistance  du  conducteur, 
l'examinateur,  qui  est  parfois  pressé,  leur  dira  sans 
doute  :  «  C'est  juste  »  ;  et  il  passera  à  une  autre 
question.  Et  beaucoup  de  ces  écoliers  naïfs  s'imagi- 
neront qu'ils  «  connaissent  >  la  loi  d'Ohm.  Or,  neuf 
fois  sur  dix,  ils  ne  se  font  une  idée  claire  d'aucune 
de  ces  trois  quantités  désignées  par  les  lettres  I,  E  et  R. 
Sans  doute,  leur  professeur  leur  a  donné  quelques 
explications  ;  mais  il  aurait  fallu  consacrer  plusieurs 
leçons  à  des  expériences  et  à  des  mesures  difficiles 
pour  que  tout  devînt  intelligible.  Cela  n'est  pas  pos- 
sible. La  tâche  du  maître  n'est  pas  d'étudier  avec 
ses  élèves,  très  soigneusement,  une  demi-douzaine  de 
questions  :  il  doit  leur  donner   un   cours  complet   et. 


—  60   - 

par  conséquent,  se  dépêcher.  Aussi  rencontre-l-oni 
des  jeunes  gens,  très  forts  en  physique^  qui  ne  sont 
à  aucun  degré  des  physiciens.  Les  écoliers  d'aujour- 
d'hui étudient  les  sciences  comme  ceux  d'autrefois  aj>- 
prenaient  leur  catéchisme. 

La  culture  générale  que  nous  donnons  à  nos  élèves 
est  un  vernis  qui  n'augmente  pas  leur  puissance. 
Elle  les  met  en  mesure  de  répondre  à  des  questions 
classiques,  à  des  questions  prévues  ;  mais  elle  ne  les 
rend  pas  particulièrement  perspicaces  devant  des  pro- 
blèmes nouveaux.  A  l'école,  savoir^  c'est  pouvoir 
montrer  que  l'on  sait,  —  rien  de  plus. 

Depuis  bien  des  années,  on  parle  du  surmenage 
dont  souffrent  de  nombreux  écoliers.  Il  existe  un 
moyen  simple  pour  alléger  considérablement  les  pro- 
grammes scolaires.  (Mais  la  réforme  ne  sera  facile, 
bien  entendu,  que  si  elle  est  faite  de  manière  à  ne 
léser  aucun  intérêt  particulier.)  Je  dis  que  l'Ecole 
améliorera  d'une  manière  très  sensible  sa  besogne  si 
elle  se  pose  avec  sincérité,  au  sujet  de  la  géographie, 
de  l'histoire,  de  la  littérature,  des  mathématiques  et 
des  sciences  physiques  et  naturelles,  une  question 
analogue  à  celle  que  je  vais  poser  à  propos  de  la  bo- 
tanique, par  exemple  : 

Vaut-il  mieux  connaître  très  bien  le  contenu  d'un 
cours  complet  de  botanique  et  n'avoir  jamais  étudié 
avec  soin  aucune  plante  particulière,  ou  bien  avoir 
observé  avec  patience  les  manifestations  de  la  vie 
chez  une  demi-douzaine  de  plantes  typiques  et  igno- 


—  61  — 

rer  complètement  les  divisions,  les  classifications  et 
les  noms  de  la  botanique? 

Pour  moi,  le  doute  n'est  pas  possible  :  l'examen 
attentif  d'un  seul  vëg-étal  suffit  pour  suggérer  —  car 
je  ne  supprime  pas  l'intervention  du  maître  —  tous 
les  problèmes  fondamentaux  de  la  biologie.  Et  l'étude 
de  six  plantes  particulières,  choisies  de  manière  à 
faire  soupçonner  la  richesse  de  la  Nature,  suffit  pour 
donner  des  idées  très  générales  sur  le  monde  végé- 
tal. Par  contre,  les  termes  abstraits  des  spécialistes 
de  la  botanique  ne  peuvent  pas  donner  à  un  enfant 
l'image  nette  et  colorée  d'une  plante  vivante. 

On  me  fera  remarquer  que,  de  temps  en  temps,  le 
professeur  de  botanique  montre  des  plantes  à  ses 
élèves.  C'est  vrai.  Mais  n'est-ce  pas  toujours  son  ma- 
nuel complet  que  l'écolier  zélé  étudie  avec  soin  en  vue 
des  interrogations  prochaines  ? 

Tant  que  le  maître  tiendra  à  ces  petits  livres  ency- 
clopédiques, l'éducation  intellectuelle  de  l'enfant  sera 
de  quaUté  détestable  ^. 

On  ne  se  contente  pas  de  faire  réciter  aux  écoliers 
ce  qu'ils  ont  lu  dans  leurs  cahiers  ou  dans  leurs 
livres.  Ils  font  aussi  de  petits  travaux  personnels. 
Mais,  trop  souvent,  dans  les  exercices  qu'on  leur 
propose,  ils  ne  peuvent  mettre  aucune  imagination, 
aucune  invention,  aucune  fantaisie  et  ils  doivent  les 
exécuter  avec  la  docilité  d'un  manœuvre.  Lorsque, 

1  Voir  la  Note  2,  à  la  fin  du  Cahier. 


—  02  — 

par  exemple,  un  enfant  devait  dessiner  des  hachures 
bien  droites  et  rigoureusement  parallèles,  il  n'y  avait 
pour  lui  qu'une  manière  de  se  montrer  original  :  c'é- 
tait de  les  faire  mal.  On  l'a  enfin  compris  ;  et  on  lui 
propose  maintenant  des  dessins  beaucoup  moins  en- 
nuyeux. Le  fait  est  qu'il  dessinera  avec  plus  de  faci- 
lité et  avec  plus  de  plaisir  une  vache  ayant  vraiment 
l'aspect  d'un  quadrupède  que  ces  bâtons  qu'on  nous 
imposa  autrefois. 

Malheureusement,  dans  beaucoup  de  leçons,  le  pé- 
dagogue part  encore  de  ce  principe  qu'//  faut  com- 
mencer par  les  éléments.  Veut-il  dire  qu'il  convient 
de  s'arrêter  d'abord  aux  premières  remarques  qu'un 
sujet  nouveau  suggère  à  un  enfant?  Non,  ce  n'est 
pas  cela.  Les  parties,  constate-t-on,  sont  plus  sim- 
ples, et,  donc,  plus  faciles  à  étudier  que  le  tout. 
Aussi  est-ce  par  l'étude  des  parties  que  l'on  commen- 
cera. Les  discours  se  composent  de  mots.  Par  con- 
séquent, avant  de  composer  de  petits  discours,  on 
étudiera  isolément  les  mots.  Et  la  terminaison  d'un 
mot,  n'est-elle  pas  plus  simple  que  le  mot  lui- 
même  ?  On  demandera  donc  aux  élèves  d'apporter  la 
prochaine  fois  une  petite  composition  dans  ce  goût  : 

Un  minéral  ;  des  minéraux. 

Un  végétal; 

Un  animal; 

Un  cristal;  Etc. 

c'est-à-dire  de   mettre   au    pluriel    les  mots  indiqués 


—  63  — 

dans  le  livre.  Qu'est-ce  que  l'enfant  peut  apporter  de 
personnel  dans  ce  travail  ?  Des  fautes,  pas  autre 
chose.  Il  semble  d'ailleurs  bien  que  son  vrai  rôle,  à 
l'Ecole  soit  celui-là  :  faire  des  fautes.  Ne  représente- 
t  il  pas  l'ignorance  et  le  mal  ?  Ah  !  que  feraient 
certains  maîtres  s'ils  n'avaient  pas  des  fautes  à  re- 
lever ! 

Dans  une  des  meilleures  grammaires  publiées  ces 
derniers  temps,  celle  de  Brunot  et  Bony,  je  trouve 
cet  autre  exercice  captivant  :  Mettre  «  je  suis  »  devant 
chacun  des  adjectifs  :  petit  —  timide  —  docile  — 
réfléchi  —  appliqué  —  tranquille  —  content  — 
patient. 

Quel  bonheur  pour  nos  ancêtres  préhistoriques 
qui  construisirent  les  premières  habitations  humai- 
nes de  n'avoir  pas  entendu  les  conseils  qu'on  donne 
aux  écoliers  d'aujourd'hui  !  Ignorant  les  éléments  de 
l'architecture,  ils  n'auraient  pas  osé  bâtir  des  mai- 
sons. Quel  bonheur  pour  nous  de  n'avoir  pas  reçu, 
à  l'âge  d'un  an,  les  leçons  d'un  pédagogue  chargé 
de  nous  faire  faire  nos  premiers  pas  !  Le  fait  est  que 
le  mouvement  d'une  personne  qui  marche  peut  se 
décomposer  en  plusieurs  mouvements  élémentaires 
dont  chacun,  n'est-ce  pas,  doit  d'abord  être  étudié 
séparément,  longuement. 

C'est  évident  :  on  ne  tient  pas  à  ce  que  l'enfant 
soit  intéressé  par  son  travail.  On  lui  demande  seule- 
ment d'obéir.  Si,  en  classe,  il  paraît  souvent  si  peu 
intelligent,  c'est  que  l'on  n'a  pas   mis  son  esprit  en 


—  64  — 

branle,  on  ne  s'est  pas  donné  la  peine  d'éveiller  sa 
curiosité. 

Un  dernier  mot  au  sujet  de  la  bêtise  de  l'écolier. 
Gorame  on  veut  qu'il  ait  chaque  fois  une  tâche  à 
préparer  pour  la  leçon  suivante,  on  divise  la  science 
qu'on  lui  inculque  en  petites  doses  pouvant  consti- 
tuer chacune  la  matière  d'une  interrog^ation.  Et 
comme  on  doit  l'interroger  rapidement,  on  lui  pose, 
si  possible,  des  questions  décisives,  auxquelles  il  n'y 
a  qu'une  manière  de  répondre  correctement.  C'est 
vite  vu  :  l'élève  sait  ou  il  ne  sait  pas  ;  ce  qu'il  dit 
est  Juste,  ou  c'est  faux,  —  il  n'y  a  pas  de  milieu. 
(«Gomment  s'appelait  le  père  de  Charlemag-ne ?  — 
Dites-moi  la  date  de  la  bataille  de  Fontenoy.  — 
Quels  étaient  les  généraux  en  présence  ?  —  Quelle 
est  la  formule  de  l'acide  sulfurique?  —  Gombien  y  a- 
t-il  de  foires  annuelles  à  Franfort-sur-l'Oder  ?  ») 

Mais  en  ôtant  aux  questions  leur  complexité,  on 
leur  enlève  du  même  coup  leur  vraie  signification  et 
leur  intérêt.  Et  puis,  dans  la  vie,  il  n'y  a  pas  seule- 
ment le  vrai  et  \e  faux  :  il  y  a  aussi  le  douteux  et 
le  probable.  Parmi  les  problèmes  qui  divisent  les 
hommes,  il  y  en  a  de  passionnants  qui  ne  sont  pas 
près  d'être  résolus.  Et  beaucoup  de  prétendues  véri- 
tés ne  sont  que  des  opinions,  combattues  par  d'au- 
tres opinions  également  fragiles,  également  légitimes. 
Il  y  a  bien  des  degrés  dans  la  complexité  des  pro- 
blèmes ;  il  doit  donc  y  en  avoir  aussi  dans  la  force 
avec  laquelle  nous  affirmons. 


^  65  — 

Tenez  :  lorsque  des  fillettes  jouent  à  l'école,  celle 
qui  a  le  rôle  de  la  maîtresse  ne  prend-elle  pas  ce  ton 
sec  dont  on  formule  les  jugements  tranchants  ?  Ce 
n'est  qu'une  caricature  involontaire,  évidemment  ; 
mais  ces  enfants  n'ont  pas  inventé  cette  comédie  de 
toutes  pièces. 

Ce  n'est  pas  en  posant  aux  écoliers,  pendant  des 
années,  des  questions  qui  n'admettent  qu'une  seule 
réponse  acceptable  qu'on  affine  leur  esprit  et  qu'on 
leur  enseigne  la  tolérance.  L'abus  des  interrogations 
et  des  notes  finit  par  modifier  profondément  la  qua- 
lité même  de  la  science  scolaire.  On  n'instruit  pas 
de  la  même  manière  les  enfants  dont  on  veut  assou- 
plir et  fortifier  l'intelligence  et  ceux  que  l'on  pré- 
pare à  des  examens  dont  le  programme  est  connu 
d'avance. 

Etiqueter,  classer,  juger  des  êtres  et  des  choses 
que  l'on  n'a  jamais  étudiés  avec  soin,  des  êtres  et 
des  choses  que  l'on  ne  connaît  pas  :  voilà  l'habitude 
que  l'on  contracte  à  l'Ecole  et  que  l'on  gardera  peut- 
être  jusqu'à  la  fin. 

Encore  quelques  mots.  —  On  dit  volontiers  qu'à 
l'école  l'enfant  apprend  a  apprendre.  On  entend 
par  là  que  l'école  donne  à  l'enfant  une  méthode,  un 
ensemble  de  bonnes  habitudes  qui  le  rendront  capa- 
ble d'étudier  seul.  L'idée  est  excellente.  Mais,  alors, 
comment  se  fait-il  que  des  élèves  de  dix-huit  ou  de  dix- 
neuf   ans    soient    astreints,  du    commencement    de 


—  66  — 

l'année  à  la  fin,  à  la  même  discipline  que  les  débu- 
tants âgés  de  huit  ans  à  peine  ?  On  n'enseigne  pas  à 
ceux-ci  ce  qu'on  enseigne  à  ceux-là.  Mais,  en  classe, 
la  passivité  des  uns  est  la  même  que  celle  des  autres. 
Le  nombre  des  leçons  hebdomadaires,  leçons  uni- 
formes où  l'élève  n'est  qu'un  auditeur,  est  même  un 
peu  plus  considérable  pour  les  grands  que  pour  les 
petits.  La  besogne  des  grands  est  fixée,  jour  par 
jour,  heure  par  heure,  aussi  méliculeusement  que 
celle  des  petits.  Dix,  douze  ans  de  suite,  le  maître 
est  toujours  présent,  c'est  lui  qui  dirige  tout.  Pour- 
quoi ne  dit-on  pas,  de  loin  en  loin,  à  ceux  qui  ont 
«  appris  à  apprendre  »  :  «Aujourd'hui,  vous  ferez  à 
votre  manière  le  travail  qui  vous  intéresse  le  plus  ; 
et,  demain,  nous  examinerons  ça.  » 

C'est  incontestable  :  nous  ne  faisons  pas  faire  à 
nos  élèves  l'apprentissage  de  la  liberté.  Aussi  leur 
faudra-t-il  beaucoup  de  temps  pour  se  déficeler  après 
que  nous  les  aurons  lâchés. 

Parce  que  les  tâches  des  écoliers  sont  trop  nom- 
breuses, ils  ne  peuvent  généralement  pas  les  accom- 
plir avec  soin.  Beaucoup  prennent  l'habitude  de 
bâcler  leur  besogne.  Pour  eux  cette  besogne  est  une 
corvée  dont  ils  se  débarrassent  aussi  rapidement  ou 
aussi  ingénieusement  que  possible. 

Pourquoi  ne  s'applique-on  pas  à  leur  enseigner  la 
persévérance?  On  y  parviendrait  dans  bien  des  cas 
si,  au   lieu  d'exiger  d'eux,  sept   ou   huit    heures  par 


—  07  — 

jour,  un  simulacre  d'effort  et  de  la  résignation,  on 
leur  demandait  quotidiennement  un  effort  véritable, 
sincère,  qui  serait  de  quelques  minutes  pour  les 
petits  et  dont  la  durée  augmenterait  lentement,  de 
mois  en  mois.  Ah  !  quel  admirable  résultat  ce  serait, 
si,  jusqu'à  la  fin,  on  pouvait  faire  faire  chaque  jour 
à  l'écolier  un  petit  travail  avec  attention,  avec  soin, 
avec  bonne  volonté,  avec  bonne  humeur  ! 

Mais  pour  cela  il  faudrait  que  l'Ecole  n'enlevât  pas 
à  l'enfant  son  optimisme  et  sa  confiance.  Il  possède, 
en  qualité  d'être  humain,  des  mains,  des  yeux,  et  un 
cerveau  ;  et  il  importe  de  lui  montrer  tout  le  parti 
qu'il  pourrait  tirer  de  cette  richesse  qui  est  bien  à  lui. 
Le  plus  mauvais  de  nos  élèves  est  capable  de  faire 
autre  chose  que  des  fautes.  Et  à  tous  nous  devrions 
ingénieusement  et  sans  cesse  prouver  qu'avec  de  la 
persévérance  on  réalise  toujours  des  progrès. 

N'ayant  pas  eu  l'occasion  de  donner  des  formes 
diverses  à  son  activité,  l'écolier,  à  la  fin  de  ses  étu- 
des, NE  SE  CONNAIT  PAS.  Où  lui  a  bien  dit,  en  grec  : 
«  Connais-toi  toi-même  »,  car  l'Ecole  ne  renouvelle 
pas  ses  vieilles  plaisanteries.  Mais  il  ne  se  doute  pas 
de  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  bon,  il  n'a  pas  eu  l'occasion 
d'exercer  ses  forces.  Il  ne  sait  pas  quels  sont  les  tra- 
vaux qu'il  ferait  avec  plus  de  facilité  et  avec  plus  de 
goût  que  les  autres,  car  il  a  toujours  fait  la  même 
chose.  Sa  dernière  «  moyenne  »  annuelle  a  été  7,28. 
Mais  que  doit-il  en  conclure  ? 


—  68  — 

J'ai  montré  peut-être  trop  de  dédain  pour  l'ins- 
truction que  le  Pédagogue  donne  à  ses  élèves.  C'est 
que  je  songe  à  la  besogne  essentielle,  irremplaçable 
qu'il  devrait  accomplir  et  qu'il  néglige.  On  ne  cultive 
pas  les  écoliers,  c'est-à-dire  qu'on  n'enrichit  pas  leur 
nature  en  leur  fournissant  sans  cesse  l'occasion  de 
développer  les  aptitudes  précieuses  qu'ils  possèdent 
tous  (à  des  degrés  très  différents).  Car  on  aurait 
pu  les  rendre  tous  plus  agiles,  plus  gracieux,  plus 
vigoureux  ;  à  tous,  on  aurait  pu  apprendre  à  mieux 
se  servir  de  leurs  yeux  et  de  leurs  mains  ;  on  aurait 
pu  les  rendre  tous  plus  attentifs,  plus  clairvoyants 
et  plus  sincères.  On  aurait  pu  les  mettre  en  garde 
contre  le  pouvoir  trompeur  des  mots.  Enfin,  à  chacun 
d'eux,  on  aurait  pu  donner  un  peu  d'enthousiasme 
et  quelque  chose  à  aimer. 

Je  n'ai  pas  tout  dit.  Nos  élèves,  au  moment  où  ils 
nous  quittent,  ont  reçu  dix  mille  ou  douze  mille 
leçons.  Mais,  parmi  les  sujets  innombrables  que  nous 
avons  traités  devant  eux,  combien  y  en  a-t-il  qu'ils 
pourraient  exposer  avec  netteté,  avec  fermeté  ? 

En  terminant,  je  ne  dois  pas  oublier  de  plaindre  le 
maître.  Je  ne  parle  pas  du  malheureux  que  les  éco- 
liers martyrisent,  ni  de  celui  qui  est  pour  eux  le  juge 
sans  bienveillance,  qu'on  craint  et  qu'on  n'aime  pas. 
Ne  nous  occupons  que  du  cas  habituel.  Parce  que  le 
maître  enseigne  dans  des  conditions  défavorables,  il 
constate  continuellement  la  disproportion  qu'il  y  a 
entre  la  peine  qu'il    se   donne   et   les  très  médiocres 


—  09  — 

résultats  qu'il  obtient.  Ah  !  comme  notre  besogne 
pourrait  être  passionnante  si  nos  élèves  avaient  de 
la  curiosité,  de  l'avidité  !  Mais  donner  sans  cesse  des 
explications  à  des  enfants  silencieux  qui  ne  les  de- 
mandent pas,  quelle  amertume,  parfois  1  Et  comme 
elle  est  profonde  l'envie  que  l'on  a,  certains  jours,  de 
dire  à  ceux  que  l'on  «  prépare  »  pour  le  baccalauréat  : 
«  Ce  que  nous  faisons-là  n'est  pas  de  la  vraie 
science.  Parlons  d'autre  chose  et  soyons  sincères  !  » 

«  L'Ecole  sait-elle  ce  qu'elle  veut  ?  »  Voilà  la 
question  qu'on  se  pose  lorsqu'on  a  constaté  les 
effets  du  régime  auquel  elle  soumet  tous  les  enfants. 

Les  pédagogues  ont  une  chance  exceptionnelle.  Ce 
n'est  pas  seulement  l'inertie  des  êtres  et  des  choses 
qui  rend  plus  ou  moins  difficiles  toutes  les  réformes 
sociales:  celle-ci  lèsent,  en  général,  des  intérêts  par- 
ticuliers et  rencontrent  donc  une  opposition  compré- 
hensible. Mais  dans  le  monde  fermé  de  la  pédagogie 
une  révolution  rapide  et  profonde  pourrait  se  faire 
sans  danger  ;  elle  n'influerait  pas  sur  le  cours  de  la 
Bourse  et  ne  provoquerait  aucun  désordre  dans  la 
société.  Cette  révolution  se  fera  dès  que  l'Ecole  vou- 
dra bien  reconnaître  l'incohérence  de  ses  pratiques 
traditionnelles. 

On  peut  fort  bien  vivre  sans  savoir  ce  qu'on  veut, 
sans  rien  vouloir  du  tout.  Mais  il  est  absurde  d'édu- 
quer  la  jeunesse  si  l'on  ne  se  fait  pas  une  idée  tant 
soit  peu  claire  du  but  à  poursuivre,  de  la  direction 
dans  laquelle  il  faut  agir. 


UNE  ECOLE  MEILLEURE 

Il  sera  facile  d'organiser,  dès  qu'on  le  voudra,  des 
écoles  bien  meilleures  que  celles  d'aujourd'hui.  On 
pourrait  en  imaginer  d'excellentes  qui  différeraient 
beaucoup  de  l'école  dont  je  vais  donner  une  idée 
sommaire.  Mais,  comme  j'entends  d'avance  certains 
contradicteurs  peu  imaginatifs  me  dire  :  »  La  criti- 
que est  aisée,  et  l'art  est  difficile,  »,  je  tiens  à  mon- 
trer, par  un  exemple,  que  je  ne  parle  pas  de  choses 
irréalisables. 

Dans  mon  école,  l'enfant  recevra  chaque  jour,  de 
huit  heures  à  dix  heures  du  matin,  V instruction  obli- 
gatoire. Dans  ces  deux  premières  leçons,  on  lui  ensei- 
gnera l'indispensable:  on  lui  apprendra  à  écrire  et  à 
parler  correctement  sa  langue  maternelle  et  à  effectuer 
avec  sûreté  et  avec  aisance  les  calculs  les  plus  simples 
de  l'arithmétique. 

Je  n'aurai  pas  le  ridicule  de  dire  :  «  Voici  la 
méthode,  préférable  à  toutes  les  autres,  qu'on  em- 
ploiera. »  —  Le  fait,  est  que  cette  méthode-ci  peut 
donner  des  résultats  aussi  bons  que  celle-là.  Je  me 
contenterai  de  faire  quelques  remarques. 


—  71  — 

Le  maître  ne  sera  pas  pressé.  Sachant  que  l'enfant 
est  obligé  d'aller  à  l'école  jusqu'à  l'âge  de  quinze 
ans,  il  se  dira  :  «  Ce  que  mes  élèves  ignorent  aujour- 
d'hui, ils  l'apprendront  l'année  prochaine.  C'est  seu- 
lement à  la  fin  de  leurs  études  qu'il  importera  pour 
eux  de  posséder,  d'une  manière  définitive,  une  cer- 
taine somme  de  connaissances  utiles  ».  N'étant  pas 
pressé,  il  sera  patient  ;  et  par  ce  fait,  tout  paraîtra 
moins  difficile  à  l'écolier. 

Je  veux  dire  qu'il  ne  sera  pas  pressé  de  communi- 
quer à  ses  élèves  sa  propre  science.  11  s'en  tiendra  à 
ce  principe  essentiel  :  L'activité  d'abord  ;  la  for- 
mule APRt;s.  Durant  les  premières  années,  l'enfant  ne 
connaîtra  pas  d'autres  règles  (de  grammaire  ou 
d'arithmétique)  que  celles  qu'il  découvrira  lui-même. 
Et,  ainsi,,  les  propositions  générales  qu'il  énoncera 
auront  pour  lui  une  signification  claire.  Le  fait  est 
qu'il  lui  sera  bien  difficile  de  ne  pas  reconnaître  de 
l'uniformité  dans  certaines  terminaisons,  de  la  régu- 
larité dans  la  formation  de  certains  mots. 

.J'entends  le  Pédagogue  déclarer  :  «  Les  écoliers 
ne  sont  pas  capables  de  s'instruire  tout  seuls.  »  —  II  ne 
s'agit  pas  de  cela.  Je  demande  qu'au  lieu  de  leur 
remettre  de  ces  manuels  où  ils  trouvent,  admirable- 
ment classées,  les  notions  définitives  que  possèdent 
les  personnes  instruites,  le  maître  ait  un  recueil  con- 
tenant des  questions  très  nombreuses  et  graduées 
avec  soin,  qui  leur  suggéreront  des  rapprochements 
et  des  comparaisons  utiles.  Ce  n'est  pas  l'école  qui 


—  72  — 

nous  apprend  à  généraliser.  La  généralisation  ne  se 
fait  que  trop  spontanément  dans  l'esprit  de  l'ig^no- 
ranl.  D'ailleurs,  on  aidera  les  élèves  qui  ne  trouvent 
rien. 

Je  dis  qu'on  peut  se  passer  d'un  manuel  pour  faire 
de  la  grammaire  expérimentale.  Le  maîtra  dira,  par 
exemple  :  Je  vais  supprimer  dans  cette  phrase  le  mot 
car  et  le  remplacer  par  une  virgule.  Vous  me  direz 
si  la  signification  de  la  phrase  a  changé.  »  —  Des 
exercices  de  ce  genre  permettent  de  caractériser  le 
rôle  que  jouent  dans  le  discours  les  conjonctions  ou 
les  adjectifs,  ou  les  adverbes,  etc.  Ces  expériences 
vaudraient  mieux  que  des  définitions  prématurées. 

On  pourra  aussi  proposer  aux  écoliers  des  «  match  » 
de  concision.  —  «  L'un  de  vous  peut-il  faire  une 
phrase  plus  courte  que  celle  d'Albert,  mais  ayant  la 
même  signification  ?  >  —  On  verra  alors  que  la  con- 
naissance d'un  mot  nouveau  permet  souvent  d'abré- 
ger la  proposition. 

On  habituera  surtout  l'enfant  à  faire  sans  timidité 
et  sans  crainte  de  petits  discours,  où  il  parlera  de 
ce  qu'il  a  vu,  à  l'école  ou  ailleurs,  et  qui  l'a  intéressé, 
ou  bien  des  beaux  livres  qui  auront  été  lus  en  classe. 
La  longueur  des  discours  et  des  compositions  écrites 
augmentera  d'année  en  année. 

Mais  pourquoi  entrer  dans  les  détails  ?  C'est  seule- 
ment dans  la  dernière  année  que  l'écolier  aura  de 
petits  livres,  où  seront  classés  et  résumés  les  résul- 
tats des  observations  qui  auront  été  faites  en  classe. 


Ces  manuels  permettront  aussi  de  combler  quelques 
lacunes. 

Le  débutant  pourra  aussi  apprendre  l'arithmétique 
et  les  premiers  éléments  des  mathématiques,  en 
jouant'^.  Pour  cela,  il  faudra  que  le  maître  possède 
un  recueil  contenant  des  exercices  extrêmement  variés, 
susceptibles  d'éveiller  la  curiosité  de  ses  élèves  et  de 
leur  faire  faire  des  découvertes. 

Mais  c'est  sur  autre  chose  que  je  dois  insister. 
L'état  d'esprit  de  l'enfant  sera  différent  de  ce  qu'il 
est  dans  les  écoles  actuelles  ;  et  l'état  d'esprit  du 
maître  sera  différent  aussi.  L'écolier  n'aura  rien  à 
craindre.  On  commencera  par  le  rassurer.  Il  ne  s'ex- 
posera pas  à  une  mauvaise  note  en  commettant  des 
erreurs.  Il  aura,  comme  tout  le  monde,  le  droit  de 
se  tromper.  On  lui  permettra  d'être  maladroit,  enfan- 
tin, nalureL  Sa  maladresse  diminuera  peu  à  peu, 
inévitablement.  On  ne  sera  sévère  que  pour  ceux  qui, 
volontairement,  dérangent  la  leçon.  La  résignation 
avec  laquelle  tant  d'enfants  supportent  aujourd'hui 
leurs  longues  journées  d'école,  nous  donne  le  droit 
de  supposer  qu'ils  sauront,  en  général,  montrei" 
durant  les  deux  premières  heures  du  matin,  de  la 
bonne  volonté  et  de  l'attention.  Car  le  premier  devoir 
du  maître  sera  d'être  bienveillant.  Sans  inquiétude 
au  sujet  des  fautes  inévitables  que  ses  élèves  feront 
pour  commencer,    il   s'appliquera    beaucoup   plus    à 

'  En  ce  qui  concerne  l'importance  du  jeu  voir  l'admirable  ouvrna;* 
de  E.  Claparède  :  Psychologie  de  l'enfant. 


—  74  - 

accroître  leurs  connaissances  qu'à  leur  faire  constater 
leur  ignorance.  Il  y  a  là  une  nuance  qui  n'échappera 
pas  à  tout  le  monde. 

En  huit  ans,  quand  on  a  de  la  bonne  volonté,  on 
peut  faire  de  la  bonne  besogne.  Durant  ces  deux 
premières  heures  de  la  journée,  on  ira  aussi,  une  ou 
deux  fois  par  semaine,  causer  dix  minutes  devant  le 
globe  terrestre  ou  devant  les  cartes  géographiques 
accrochées  au  mur.  On  n'emploiera  d'abord  que  des 
cartes  simplifiées.  Et  il  faudra  que  le  maître  soit  bien 
inhabile  et  bien  dépourvu  d'imagination  pour  qu'au 
bout  de  huit  ans  ses  élèves  n'aient  pas  des  notions 
suffisantes  en  matière  de  géographie.  Ils  connaîtront 
à  peine  le  quart  des  noms  que  connaissent  temporai- 
rement les  écoliers  studieux  d'aujourd'hui.  Mais 
seuls  les  maniaques  de  la  pédagogie  leur  reproche- 
ront de  ne  pas  pouvoir  nommer  plus  de  sept  ou  huit 
villes  espagnoles. 

Enfin,  durant  ces  deux  premières  heures  dont  je 
parle,  l'enfant  apprendra  encore  à  dessiner  ;  c'est-à- 
dire  que,  très  fréquemment,  il  consacrera  un  quart 
d'heure  à  l'exécution  d'un  petit  croquis.  A  ce  pro- 
pos, je  veux  montrer,  pour  finir,  qu'il  est  facile  de 
faire  constater  aux  écoliers  les  progrès  qu'ils  ont 
réalisés  et  de  mesurer,  en  quelque  sorte,  leur  habi- 
leté croissante.  Imaginons  une  douzaine  de  vases  du 
même  type,  chacun  d'eux  différant  du  précédent  par 
son  col  un  petit  peu  plus  allongé.  Le  numéro  1  ne 
ressemblera  guère  au   numéro  12  ;  mais  deux  numé- 


ros  consécutifs  ne  se  disling-ueront  pas,  au  premier 
coup  d'oeil,  l'un  de  l'autre.  L'enfant  qui  dessinera  le 
contour  de  l'un  de  ces  vases  ne  sera  sûr  de  l'exacti- 
tude de  son  croquis  que  si  ses  camarades  peuvent 
deviner  le  numéro  qui  a  servi  de  modèle.  Et  il  aura 
d'autant  plus  de  prog^rès  à  faire  encore  que  leur  incer- 
titude sera  plus  grande. 

Mais  ne  nous  frappons  pas.  Qu'il  s'y  prenne  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  le  maître  pourra  être  tran- 
quille tant  que  ses  élèves  auront  de  l'ardeur  et  de  la 
curiosité.  Les  hommes  savaient  penser  et  agir  bien 
avant  qu'il  y  eût  des  écoles  ;  et  c'est  avant  de  recevoir 
leurs  premières  leçons  que  nos  enfants  font  leurs 
progrès  les  plus  rapides.  La  vie  intellectuelle  de 
l'écolier  ne  s'arrête  pas  quand  les  pédagog-ues  ces- 
sent de  s'occuper  de  lui.  Si  j'osais  emprunter  aux 
croyants  leur  vocabulaire,  je  dirais  aux  pédagogues 
d'aujourd'hui  :  «  Vous  n'êtes  que  les  modestes  colla- 
borateurs de  Dieu.  N'ayez  donc  pas  la  prétention  de 
tout  faire.  »  On  les  compare  volontiers  à  des  semeurs. 
Mais  comme  ils  ressemblent  peu  à  celui  dont  le  poète 
nous  a  dessiné  la  haute  silhouette  noire  !  Celui-là 
croit  à  la  fuite  utile  des  jours.  Il  compte  sur  la  ferti- 
lité du  sol,  sur  la  pluie,  sur  le  soleil,  sur  la  vie.  Et  il 
ne  va  pas,  huit  jours  après  avoir  fait  son  geste 
auguste,  enfoncer  ses  doigts  dans  la  terre  pour  voir 
si  ses  g-raines  germent  bien  conformément  aux  règles 
de  la  botanique.  Il  faut  que  le  pédagogue  apprenne 
à  s'abstenir,  et  à  se  taire. 


—  76  — 

Dans  mon  école,  le  maître  n'aidera  ses  élèves  que 
lorsqu'ils  le  lui  demanderont;  et  il  s'ingéniera  de 
toutes  les  manières  à  entretenir  leur  persévérance  et 
leur  confiance. 

—  Et  ce  sera  tout  ? 

Non,  ce  ne  sera  pas  tout.  La  troisième  heure  du 
matin  sera  consacrée  à  la  culture  de  l'enthousiasme. 
Durant  cette  heure-là,  les  maîtres  n'auront  pas  d'au- 
tre but  que  d'intéresser  vivement,  ou  d'émerveiller, 
ou  d'émouvoir  leurs  élèves,  en  leur  révélant  tout  ce 
qu'il  y  a  de  beau  dans  l'univers  et  dans  l'esprit  de 
Fhomme. 

Cette  troisième  leçon  ne  me  paraît  pas  moins  utile 
que  les  précédentes.  L'enfant,  en  particulier  l'enfant 
des  villes,  a  aujourd'hui  de  fréquentes  occasions 
d'être  distrait  de  ses  travaux  scolaires.  Gratuitement, 
ou  pour  quelques  sous,  il  peut  se  procurer  des  spec- 
tacles captivants  que  l'on  ne  soupçonnait  pas  il  y  a 
un  demi-siècle.  L'effet  des  inventions  modernes  sur 
l'imag-ination  est  le  même  que  si  le  monde,  depuis 
cinquante  ans,  était  devenu  sensiblement  plus  beau. 
Eh  bien  !  puisque  le  monde  a  aujourd'hui  des  cou- 
leurs plus  éclatantes  qu'autrefois,  il  faut  que  les 
pédagogues  en  fassent  dans  leurs  leçons  une  descrip- 
tions moins  terne,  plus  pittoresque  que  celle  dont 
nos  grands-pères  se  sont  contentés.  Ce  que  l'enfant 
apprend  à  l'école  ne  doit  pas  être  moins  intéressant 
que  ce  qu'il  apprend  ailleurs.  Il  ne  suffit  plus  de  lui 


—  77  — 

dire  :  «  Ne  fais  pas  ceci  :  c'est  le  mal  ;  ne  fais  pas 
cela,  c'est  défendu.  »  Pour  le  rendre  capable  de 
résister  à  quelques-unes  des  tentations  qui  le  mena- 
cent, il  faut  lui  révéler  des  modes  d'activité  passion- 
nants ;  il  faut  développer  en  lui  des  g-oûts  salutaires. 

Voilà  pourquoi,  dans  mon  école,  de  10  h.  10  m.  à 
11  heures  du  matin,  le  maître  emploiera  tous  les 
moyens  possibles  pour  provoquer  l'admiration  des 
élèves,  pour  accroître  en  eux  le  désir  de  savoir,  d'en- 
treprendre et  de  créer.  Je  me  hâte  d'ajouter  que 
l'admiration  ne  sera  pas  pour  eux  un  sentiment  obli- 
gatoire. Ils  pourront  être  d'une  insouciance  absolue. 
Durant  cette  heure-là,  on  leur  donnera  l'instruction 
gratuite  pour  rien.  Leur  seul  devoir  sera  de  ne  pas 
déranger  les  autres.  Tout  l'effort,  ce  sera  le  maître 
qui  le  fera. 

Il  y  aura,  dans  ces  leçons-là,  une  extrême  variété. 
Ce  seront  tantôt  des  causeries,  tantôt  des  confé- 
rences, tantôt  des  débats  contradictoires.  On  y  fera 
d'étonnantes  expériences  de  physique.  Et  pour  orga- 
niser toute  cette  besogne,  on  fera  appel  à  toutes  les 
personnes  de  bonne  volonté  ayant  de  l'enthousiasme 
à  communiquer.  Les  élèves  pourront  proposer  tout 
ce  qu'ils  voudront  :  des  problèmes  amusants  ;  des 
projections  lumineuses  ;  le  cinématographe  ;  des 
visites  dans  les  fabriques  ou  dans  les  musées.  On 
leur  parlera  des  mœurs  curieuses  de  certains  ani- 
maux ;  de  l'admirable  diversité  qu'il  y  a  dans  leurs 
moyens  d'attaque  ou  de  défense  ;  des  hypothèses  que 


les  savants  ont  faites  sur  l'origine  des  mondes  ;  de 
quelques  beaux  romans  ;  de  l'industrie  moderne  ;  de 
l'échange  ;  de  quelques-uns  des  grands  changements 
qui  se  sont  faits  depuis  l'Antiquité  dans  les  relations 
humaines. 

Et  plutôt  que  de  tracer  ces  frontières,  auxquelles  le 
Pédagogue  tient  tant,  entre  la  géographie  et  l'histoire, 
entre  la  biologie  et  la  physique,  entre  la  pensée  et  le 
langage,  on  mettra  un  peu  d'unité  dans  la  science  en 
ramenant  tout  aux  besoins  fondamentaux  de  l'homme, 
aux  moyens  qu'il  a  imaginés  pour  les  satisfaire  et  aux 
difficultés  qu'il  a  rencontrées.  Quelques-uns  de  ces 
besoins,  pendant  des  milliers  d'années,  sont  restés 
les  mêmes  ;  mais  ces  moyens  et  ces  difficultés,  qui 
varient  d'un  pays  à  l'autre,  se  sont  profondément 
transformés  à  travers  les  siècles. 

L'écolier  pourra  se  faire  ainsi,  de  l'histoire,  de  la 
géographie,  de  la  science,  une  idée  bien  plus  claire 
et  bien  plus  frappante  que  par  ces  exécrables  mono- 
graphies qui  remplissent  les  manuels  scolaires. 

Et  parfois,  à  midi,  de  retour  à  la  maison,  il  y  aura 
des  enfants  qui  diront  à  leur  mère  :  «Oh!  maman, 
c'était  beau  !  » 

De  onze  heures  à  midi,  chaque  jour,  on  s'occupera 
de  l'éducation  physique  de  l'écolier.  Il  fera  de  la  gym- 
nastique, du  tennis,  de  la  boxe  courtoise,  de  la 
danse,  de  la  lutte.  On  le  rendra  plus  fort,  plus  agile 
et  plus  gracieux.  El  l'on  exercera  ainsi  une  influence 
bienfaisante  sur  toute  sa  vie. 


—  79  — 

—  Et  qu'est-ce  que  les  enfants  feront  l'après-midi, 
les  jours  où  ils  iront  à  l'école  ? 

Une  fois  par  semaine,  ils  auront  le  droit  de  choi- 
sir le  travail  qui  les  intéressera  le  plus  :  ils  pourront 
s'occuper  de  dessin  ou  de  mathématiques  ;  faire  une 
lecture  ou  quelque  rédaction,  ou  autre  chose  encore. 
On  profitera  de  ce  moment-là  pour  aider  les  élèves 
qui,  dans  les  deux  premières  heures  du  matin,  auront 
montré  plus  d'embarras  que  les  autres.  Ces  heures 
de  travail  libre  pourront  d'ailleurs  être  plus  fré- 
quentes pour  les  grands  que  pour  les  petits. 

Chaque  semaine  aussi,  l'enfant  apprendra  à  se 
servir  de  ses  mains  en  construisant  quelque  objet  en 
bois,  en  carton  ou  en  métal  :  une  boîte,  un  chariot, 
un  bateau,  un  thermomètre,  une  balance,  une  pile 
électrique,  un  petit  moteur,  etc.  Pour  cela,  il  pourra, 
bien  entendu,  collaborer  avec  ses  camarades.  Les 
sensations  qu'il  éprouvera  en  manipulant  des  choses 
lui  permettront  de  mieux  comprendre  d'ultérieurs 
théorèmes  de  mécanique. 

Et,  puisque  je  parle  de  l'éducation  scientifique,  je 
veuxj  pour  finir,  dire  deux  mots  d'un  exercice  dont 
les  écoliers  tireront  un  grand  parti.  Ils  consacreront, 
au  moins  une  heure  par  semaine,  à  la  notation  des 
différences  et  des  ressemblances  qu'il  y  a  entre  les 
choses  :  les  difi'érences  ou  les  ressemblances  que  peu- 
vent présenter  deux  fleurs,  ou  deux  pierres,  ou  deux 
insectes,  ou  deux  oiseaux,  ou  deux  métaux,  ou  deux 


80  — 

portraits,  ou  deux  figures  géométriques,  ou  deux 
sons,  ou  deux  phrases,  ou  deux  fables  composées 
par  deux  écrivains  qui  ont  voulu  traiter  le  même 
sujet,  ou  bien  les  gestes,  les  paroles  et  les  attitudes 
de  deux  personnes,  etc.  Souvent  on  se  demandera  : 
((  Cette  ressemblance-ci  accompagne-t-elle  toujours  cette 
ressemblance-là?  »  Parfois,  une  différence  qu'on  ne 
soupçonnait  pas  deviendra  évidente,  grâce  à  l'emploi 
de  quelque  réactif.  Tout  le  travail  qui  précède 
l'énoncé  des  vérités  scientifiques  est  là. 

Ces  exercices  de  comparaison  peuvent  être  admi- 
rablement gradués  :  très  faciles  d'abord  ;  puis,  au 
bout  de  quelques  années,  très  difficiles.  Et  ne  consti- 
tuent-ils pas  un  passe-temps  intelligent  auquel  on 
pourra  se  livrer  à  tout  âge,  dans  un  salon,  dans  la 
rue,  à  la  campagne,  partout  ? 

Quelle  éducation  ce  serait  pour  l'intelligence  : 
observer,  comparer  d'abord  :  juger  ensuite.  C'est  à 
se  demander  si  cela  ne  diminuerait  pas  dans  une 
proportion  inquiétante  le  nombre  des  imbéciles. 

Et,  de  loin  en  loin,  quand  il  fera  un  temps 
superbe,  on  remplacera  les  leçons  par  une  longue 
promenade  dans  les  prés  et  dans  les  bois. 

Quelques  explications.  —  Que  les  gens  sérieux  se 
rassurent  :  C'est  quand  les  enfants  seront  sortis  de 
mon  école  que  commencera  pour  eux,  dans  une  école 
professionnelle  ou  ailleurs,  l'apprentissage  qui  leur 
procurera,  s'ils  le  méritent,  un  diplôme  et,  finalement, 


—  81  — 

un  métier.  Je  prétends  seulement  que,  pendant  quel- 
ques années,  les  êtres  très  jeunes  ont  quelque  chose 
de  mieux  à  faire  que  de  se  préparer  à  gagner  de 
l'argent.  Dans  cette  première  école,  après  avoir  pris 
les  précautions  nécessaires  pour  qu'ils  sachent  ce 
que  tout  le  monde  doit  savoir,  on  n'aura  pas  d'autre 
but  que  d'assouplir  et  de  fortifier  leur  corps  et  leur 
esprit  et  de  les  aider  à  prendre  conscience  de  ce  qu'il 
y  a  en  eux  de  perfectible.  Et,  l'enfant  ayant  pu, 
durant  de  nombreuses  années,  montrer  librement 
ses  défauts,  ses  goûts  et  ses  aptitudes,  on  se 
trompera  moins  qu'aujourd'hui  en  lui  indiquant  la 
direction  dans  laquelle  il  pourrait  utilement  se  spé- 
cialiser. 

Quant  aux  écoles  spéciales  de  toutes  sortes,  où 
nos  écoliers  entreront  ensuite  —  ceux-ci  à  quatorze 
ans,  ceux-là  à  quinze  ans,  et  les  autres  plus  tard  — 
elles  pourront  facilement,  oubliant  leur  tâche  princi- 
pale, consacrer  chaque  semaine  quelques  heures  à  la 
culture  générale  de  leurs  élèves  et  continuer  ainsi 
l'œuvre  commencée  par  l'école  dont  je  viens  de  par- 
ler longuement. 

Enfin,  les  jeunes  gens  qui  auront  l'intention  d'en- 
trer dans  des  écoles  professionnelles  plus  exigeantes 
que  les  autres,  pourront,  dès  l'âge  de  quatorze  ans, 
par  exemple,  consacrer  les  deux  premières  heures  du 
matin  à  l'étude  du  latin,  ou  des  mathématiques,  ou 
bien  d'une  ou  deux  langues  vivantes.  D'ailleurs, 
l'Ecole  s'appliquera  à  ce  que  ni  ces  élèves-là,   ni  les 

6 


—  82  — 

autres,  ne  soient    embarrassés   par  la    trop  g^rande 
rigidité  de  son  prog-ramme. 

Je  le  répète  :  on  pourra  imaginer  de  bonnes  écoles, 
différant  très  sensiblement  de  la  mienne.  Celle-ci  a 
sûrement  des  défauts  que  je  reconnaîtrai  avec  bonne 
grâce.  Mais  je  la  défends  quand  même  avec  convic- 
tion. L'enfant  y  fera  peut-être  (ce  n'est  pas  sûr)  plus 
de  fautes  d'orthographe  qu'il  n'en  fait  dans  les  écoles 
actuelles  ;  mais  il  y  dira  moins  de  bêtises  ;  il  y  res- 
pirera plus  librement  ;  il  y  jouira  d'une  meilleure 
santé  ;  il  y  mènera  une  existence  moins  monotone  ; 
il  y  sera  plus  actif,  plus  insouciant,  plus  heureux. 


QUELQUES    OBJECTIONS 

J'ai  parlé  longuement  des  défauts  de  l'Ecole  et  j'ai 
eu  l'air  d'ignorer  ceux  des  enfants.  Je  n'ai  pas  dit  un 
mot  de  leur  paresse,  laquelle  justifie,  m'affirme-t-on, 
le  régime  auquel  le  Pédagogue  les  soumet. 

Oui,  l'être  humain  est  naturellement  paresseux, 
c'est-à-dire  qu'il  s'épargne  autant  que  possible  les 
efforts  pénibles.  Mais,  soit  dit  en  passant,  cette  ten- 
dance est-elle  déplorable  à  tous  égards  ?  C'est  en 
cherchant  le  moyen  de  remplacer  un  effort  par  un 
effort  moindre  que  l'homme  a  fait  ses  inventions  les 
plus  admirables.  Que  l'humanité  s'évertue  sans  scru- 
pules à  diminuer  la  somme  de  ses  souffrances  :  il  lui 
en  restera  toujours  assez.  Et  qu'elle  ne  prenne  pas 
trop  au  sérieux  les  ascètes  qui  font  des  économies 
pour  leurs  vieux  jours. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Je  reconnais  qu'il 
importe  d'habituer  l'enfant  à  faire  des  eftbrts.  Il  faut 
lui  enseigner  la  persévérance.  Or,  c'est  précisément 
ce  qu'on  ne  fait  pas  dans  les  écoles  actuelles.  Ah  ! 
quelle  joie  quand  il  apprend  qu'une  leçon  sera  sup- 
primée !  «  Congé  !  »  Car  il  y  a  patience  et  patience. 
La  persévérance  est  une   patience   agissante  ;  et  il  y 


—  84  — 

a  une  autre  patience  qui  n'est  que  de  la  résignation 
stérile.  Les  enfants  qui  sont  en  bonne  santé  aiment 
énormément  l'activité,  le  jeu.  Mais  admettons  qu'ils 
soient  tout  de  même  des  paresseux.  J'en  conclus  qu'il 
faut  commencer  par  «  apprivoiser  »  les  écoliers  très 
jeunes  ;  il  faut,  avec  beaucoup  de  précautions,  leur 
prouver  que  le  travail  n'est  pas  une  chose  aussi 
pénible  que  ça.  On  ne  doit  pas,  dès  les  premiers 
jours,  leur  suggérer  cette  idée  que  la  joie  ne  recom- 
mence qu'au  moment  où  le  travail  s'arrête.  Il  faut 
d'abord  leur  donner  l'élan.  On  pourra  alors,  gra- 
duellement, les  habituer  à  des  elforts  de  plus  en  plus 
prolongés.  Encore  une  fois,  le  Pédagogue  a-t-il  lieu 
d'être  si  satisfait,  aujourd'hui,  des  résultats  qu'il 
obtient  avec  sa  discipline  ennuyeuse? 

((  La  vie  n'est  pas  un  roman,  me  dit-on  ;  il  faut 
habituer  très  tôt  les  enfants  aux  besognes  ennuyeuses 
quils  ne  pourront  pas  éviter  plus  tard.  La  plupart 
d'entre  eux  auront  à  accomplir  souvent  des  corvées 
pour  lesquelles  il  leur  faudra  beaucoup  de  résigna- 
tion. » 

Voilà.  Pour  ceux  que  je  combats,  il  n'y  a  qu'une 
manière  de  comprendre  le  sens  du  mot  travail.  Ils 
ont  l'air  d'ignorer  le  travail  de  l'artiste,  de  l'inven- 
teur (auquel  celui  de  l'enfant  ressemble  si  souvent). 
Ils  ne  songent  qu'au  travail-châtiment,  au  travail 
qu'on  fait  à  la  sueur  de  son  front,  pour  gagner  son 
pain.  De  ce  travail-là,  je  le  reconnais,  on  s'acquitte, 
à   l'ordinaire,    sans  aucune  joie.    Pour  recevoir  un 


—  85  — 

salaire  insuffisant,  des  millions  d'hommes  accomplis- 
sent chaque  jour  une  besogne  monotone  et  fatigante. 
Et  s'il  leur  arrive,  en  travaillant,  de  compromettre 
gravement  leur  santé,  cela  ne  diminue  pas  la  valeur 
marchande  de  l'ouvrage  qu'ils  ont  fourni.  Mais  quand 
il  s'agit  du  travail  des  écoliers,  c'est  en  quelque  sorte 
le  contraire  qu'il  faut  dire.  Les  feuilles  de  papier 
qu'ils  remettent  au  maître  et  où  ils  ont  écrit  leurs 
dictées,  leurs  problèmes  ou  leurs  dates  historiques, 
ont  une  valeur  intrinsèque  à  peu  près  nulle.  On  les 
met  an  panier.  On  parvient  parfois  à  les  vendre  au 
poids,  c'est  vrai  ;  mais  elles  ont  perdu  presque  tout 
le  prix  qu'elles  avaient  lorsqu'elles  étaient  blanches. 
Si  le  travail  de  VécoUer  a  de  la  valeur^  c'est  à  con- 
dition qu'il  améliore  le  travailleur  lui-même.  L^es- 
sentiel  est  donc  que  l'Ecole  fournisse  sans  cesse  à 
l'enfant  l'occasion  de  se  livrer  à  une  activité  forti- 
fiante. Qu'est-ce  qui  se  passe  en  lui  pendant  qu'il 
travaille?  Voilà  la  vraie  question.  Il  ne  faut  pas  le 
décourager.  Abrégeons  :  il  est  inepte  d'assimiler  son 
activité  au  travail  du  salarié. 

Appliquons-nous,  pendant  qu'il  est  jeune,  à  enri- 
chir ce  qu'il  y  a  de  profond  dans  l'individu.  C'est 
dans  l'autre  école,  la  seconde,  qu'on  en  fera  un  ser- 
viteur de  la  société. 

On  m'a  dit  aussi  que  les  enfants  sont  moins  intel- 
ligents que  je  ne  le  suppose  ;  qu'ils  ne  peuvent  pas  faire 
grand'chose  de  bon  quand  ils  ne  sont  pas  dirigés;  et 
que  cela  explique  la  docilité  que  l'Ecole  exige  d'eux. 


—  86  — 

D'abord,  je  n'ai  pas  dit  que  les  enfants  doivent 
s'instruire  sans  que  personne  les  aide.  Et  puis  est-il 
bien  sûr  qu'il  aient  si  peu  d'intellig^ence  ?  Il  ne  serait 
sans  doute  pas  impossible  d'évaluer,  en  gros,  la 
somme  des  richesses  intellectuelles  que  représente 
une  g-énération  d'enfants.  Jamais  l'expérience  n'a  été 
faite  sérieusement,  loyalement. 

En  attendant,  on  est  déjà  obligé  de  reconnaître 
que  partout  il  y  a  des  écoliers  très  bien  doués,  pos- 
sédant des  aptitudes  précieuses,  essentiellement  culti- 
vables. Au  sujet  de  ceux-là,  on  est  tranquille  ;  et 
l'on  ne  s'en  occupe  pas.  Je  veux  dire  qu'il  existe,  à 
notre  époque,  des  écoles  pour  enfants  arriérés  ou 
anormaux,  des  écoles  pour  sourds-muets,  des  écoles 
pour  crétins  ou  pour  culs-de-jatte,  mais  qu'il  n'existe 
pas  d'écoles  pour  enfants  très  intelligents.  On  dit  : 
«  Oh  !  ceux-là  se  tireront  toujours  d'affaire.  »  Cela 
n'est  pas  sûr.  Ce  sont  les  imbéciles,  dont  notre 
société  capitaliste  fait  une  grande  consommation,  qui 
peuvent  être  certains  de  trouver,  ici  ou  là,  un  petit 
emploi  modeste.  Mais  il  y  a  des  natures  fines,  plus 
fragiles  que  les  autres,  qui  demandent  à  être  édu- 
quées  avec  un  soin  tout  particuher. 

Admettons  que  la  docilité  humaine  soit  incurable  ; 
qu'il  ne  soit  pas  possible  de  diminuer  sensiblement 
la  proportion  des  esprits  médiocres  ;  et  que  la  plupart 
des  pédagogues  n'aient  rien  de  mieux  à  faire  que 
de  former  des  citoyens  obéissants.  Je  demande  alors 
que    l'on    organise  quelques    écoles    où   les   maîtres 


—  87  — 

auront  pour  tâche  essentielle  de  former  des  esprits 
libres.  Leur  rôle  sera  toujours  discret  ;  ils  se  con- 
tenteront de  mettre  en  branle  la  pensée  de  l'élève, 
auquel  on  fera  subir  de  temps  en  temps  un  examen 
décisif  (un  examen  qui,  bien  entendu,  n'aura  pas  pu 
être  préparé).  Car,  encore  une  fois,  il  existe  des 
enfants  intelligents,  enthousiastes  et  avides,  auquel 
notre  vieux  régime  scolaire  ne  convient  pas. 

S'il  est  vrai  que  les  peuples  sont  irrémédiablement 
condamnés  à  obéir  à  des  minorités  dirigeantes,  il 
faut  souhaiter  que  les  individus  qui  mènent  le  monde 
soient  désormais,  autant  que  possible,  des  hommes 
de  qualité  supérieure. 

Mais  les  prédictions  des  misanthropes  sont,  bien 
entendu,  aussi  hasardeuses  que  celles  des  optimistes. 
J'ai  seulement  voulu  dire  que,  quel  que  soit  l'avenir  de 
l'humanité,  il  faut  désirer  des  écoles  où  l'on  favori- 
sera avec  scrupule  et  avec  adresse  l'épanouissement, 
dans  l'âme  de  l'enfant,  de  ce  qu'il  apporte  peut-être 
de  précieux  et  de  nouveau. 


LECOLE  ET  L'AVENIR 

U Ecole  et  le  bonheur. — Il  y  a  des  gens  qui  se  font 
du  bonheur  une  conception  mélodramatique,  catas- 
trophique. Pour  eux,  être  heureux,  c'est,  par  exemple, 
gagner  le  gros  lot  ;  ou  bien,  c'est  devenir,  dans  un 
match  inoubliable,  le  champion  mondial  de  la  boxe; 
ou,  encore,  c'est  porter  une  toilette  infiniment  élé- 
gante qui  laisse  derrière  elle,  dans  la  foule,  un  sillage 
d'admiration  et  de  stupeur.  Et  ils  sont  nombreux, 
ces  naïfs  qui  vivent  dans  Tattente  d'un  événement 
exceptionnel  après  lequel  commencera  pour  eux  une 
extase  interminable. 

On  peut  imaginer  aussi  des  bonheurs  plus  discrets 
et  moins  chimériques,  dont  l'homme  peut  jouir  quo- 
tidiennement et  qui  dépendent  beaucoup  plus  de  ses 
qualités  que  des  événements.  Car  il  y  a  des  qualités 
qui  embellissent  la  vie  de  ceux  qui  les  possèdent  : 
l'agilité  et  la  force  physique  ;  la  grâce  et  la  dexté- 
rité ;  la  maîtrise  de  soi  ;  la  bonne  humeur  :  la  sincé- 
rité ;  l'intelligence  ;  la  persévérance.  Et,  ces  qualités 
—  dans  une  mesure  qui  varie  énormément  d'une  per- 


—  89  — 

sonne  à  l'autre  —  peuvent  être  développées  par 
l'éducation. 

Or,  je  le  répète  :  l'Ecole  procède  un  peu  comme 
si  elle  avait  le  droit  de  dire  :  «  Que  nul  ne  s'occupe 
de  réducation  des  enfants  :  c'est  moi  seule  que  cela 
regarde.  »  Ayant  la  prétention  de  les  «  préparer  à  la 
vie  »,  elle  emprisonne  durant  des  milliers  d'heures 
les  êtres  jeunes.  Elles  les  met  ainsi  à  l'abri  de  quel- 
ques dangers  ;  mais,  en  même  temps,  elle  les  empêche 
de  faire  certaines  acquisitions  précieuses  et  irrempla- 
çables. En  leur  imposant  constamment  la  même  atti- 
tude, elle  arrête  en  eux  le  développement  de  forces 
bienfaisantes.  Voilà  pourquoi,  lorsqu'on  songe  à  tous 
les  hommes  qui,  physiquement,  intellectuellement  et 
moralement,  ne  sont  pas  devenus  ce  qu'ils  auraient 
pu  être,  et  qui,  dans  ce  sens-là,  ont  plus  ou  moins 
manqué  leur  vie,  on  a  le  droit  de  dire  :  a  L'Ecole  y 
est  pour  quelque  chose.  » 

Si  le  Pédagogue  se  borne  à  entretenir  le  zèle  docile 
de  ses  élèves,  il  augmente  en  eux,  à  supposer  que 
cela  dure,  une  certaine  valeur  sociale  :  la  valeur  qu'ils 
auront  quand  ils  seront  au  service  des  autres.  Mais, 
plus  tard,  ils  ne  seront  pas  constamment  des 
emploifés.  Ils  ne  seront  pas  sans  cesse  au  bureau 
ou  à  l'atelier,  penchés  sur  l'inévitable  besogne.  Ils 
auront,  chaque  jour,  des  moments  de  liberté.  Ils 
auront  leurs  dimanches.  Poiir  ces  heures  où  ils 
pourront  rêver  ou  réfléchir,  il  faut  leur  donner 
quelque  chose  de  durable  à  aimer. 


—  90  — 

Nietzche  a  dit  que  les  hommes  sont  destinés  à 
devenir  des  machines  et  que,  pour  cette  raison,  il 
faut  les  habituer  à  s'ennuyer.  Disons-nous  plutôt  que 
nous  ne  savons  pas  ce  que  sera  la  vie  de  l'écolier 
qui  est  là,  devant  nous.  A  l'école,  huit  ans  de  suite, 
tous  les  enfants  pourraient  être  riches  :  toute  la 
beauté  du  monde  pourrait  être  à  eux. 

Que  le  Pédagogue  le  comprenne  enfin  :  c'est  bien 
peu  généreux  que  de  vouloir  mettre,  inlassablement, 
sur  tous  les  esprits  ce  vernis  qui  est  la  marque  de  la 
grande  Maison  dinstruction  Moderne,  au  lieu  de 
donner  à  chaque  enfant  une  chaleur  et  une  force  qui 
enrichiraient  son  être,  trésor  intime  grâce  auquel  il 
ne  serait  jamais  un  vrai  Pauvre. 

L'Ecole  et  la  question  sociale.  —  Il  se  fait  beaucoup 
de  mal  dans  le  monde  sans  que  le  Diable  y  soit  pour 
rien.  Je  ne  suis  pas  de  l'avis  de  ceux  qui  voient  dans 
l'Ecole  obligatoire  un  moyen  de  gouvernement  ima- 
giné par  des  politiciens  machiavéliques.  Cela  suppo- 
serait chez  ces  organisateurs  un  génie  bien  impro- 
bable. En  tous  cas,  l'inertie  des  uns  explique  bien 
mieux  que  la  volonté  clairvoyante  des  autres  la  mé- 
diocrité des  institutions  que  les  hommes  conservent. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'éducation  que  reçoivent  tous  les 
écoliers  est  de  nature  à  former  des  esprits  obéissants, 
des  citoyens  facilement  gouvernables.  Le  régime 
auquel  ils  sont  soumis  leur  enlève  peu  à  peu  leur 
audace  et  leur  curiosité.  On   s'applique  bien  plus  à 


-  91  — 

leur  faire  réciter  ce  qu'ils  ont  lu  iju'à  les  mettre  en 
g-arde  contre  le  pouvoir  trompeur  des  mots.  Et  au 
lieu  d'entretenir  leur  optimisme  et  leur  enthousiasme, 
on  continue  à  leur  enseigner  de  vieilles  formules  qui 
expriment  peut-être  la  vérité  d'autrefois,  mais  que  ne 
confirme  plus  l'expérience  des  modernes.  Car  les 
changements  qui  se  sont  faits  dans  les  conditions  de 
la  vie  sociale  n'ont  pas  modifié  la  morale  qu'enseigne, 
un  peu  mécaniquement,  le  Pédagogue. 

Il  suffit  de  consulter  les  manuels  scolaires  actuelle- 
ment employés  pour  voir  que  l'on  continue  à  s'inté- 
resser beaucoup  plus  aux  hommes  du  passé  qui  ont 
commandé  et  qui  ont  détruit  qu'à  ceux  qui  ont  tra- 
vaillé et  qui  ont  créé.  Or,  quelle  qu'ait  été  jusqu'il 
présent  l'importance  de  la  guerre,  celle  du  travail 
humain  n'a  évidemment  pas  été  moindre.  Et  comme 
l'histoire  du  travail  serait  plus  variée  !  Car  il  est  bien 
simple,  le  geste  de  l'homme  qui  tue!  Ne  pourrait-on 
pas  en  dire  la  fréquence  sans  le  décrire  chaque  fois, 
et  sans  indiquer  chaque  fois  la  date  et  le  lieu  ?  Dans 
l'insistance  avec  laquelle  tant  de  maîtres  d'histoire 
défendent  contre  l'oubli  les  noms  des  monarques  et 
des  guerriers  qui  furent  glorieux  il  y  a  mille,  deux 
mille  ou  trois  mille  ans,  se  retrouve  un  peu  de  la 
platitude  qu'un  prince  peut  toujours  attendre  de  ses 
historiographes  et  de  ses  larbins. 

C'est  trop  souvent  le  passé  qu'on  propose  comme 
modèle  aux  êtres  nouveaux  ;  et  il  y  a  beaucoup  de 
chances    pour  que  ceux-ci,    par   leur  inertie,    soient 


—  92  — 

plus  tard  les  défenseurs  de  l'ordre  ancien.  Pour  les 
esprits  respectueux,  le  mot  «  ordre  »  représente  l'In- 
tang^ible.  Or,  il  désigne,  à  l'ordinaire,  un  ensemble 
de  choses  lourdes  et  difficiles  à  déplacer.  Si  les 
hommes  inertes  pouvaient  un  jour  s'animer,  un  ordre 
nouveau  commencerait  à  se  faire  dans  le  monde. 

De  grandes  questions  relig'ieuses,  politiques  ou 
sociales  divisent  les  hommes  ;  mais  dans  les  luttes 
qui  en  résultent,  notre  ignorance  inévitable  nous 
interdit  de  voir  des  conflits  entre  la  vérité  et  Verreur^ 
entre  le  bien  et  le  mal.  L'éducateur,  qui  a  une  tâche 
admirable,  et  toujours  la  même,  à  accomplir,  devrait 
donc  poursuivre  son  but  sans  se  laisser  troubler  par 
le  bruit  qui  se  fait  dans  le  monde.  Il  ne  devrait  pas 
prendre  parti  entre  les  forces  conservatrices  et  les 
forces  révolutionnaires  qui  à  toute  époque  agissent 
dans  la  société.  Il  ne  devrait  être  le  complice  de  per- 
sonne. En  mettant  son  éloquence  au  service  de  ceux- 
ci  ou  de  ceux-là,  il  abuse  trop  facilement  de  la 
naïveté  des  écoliers.  Mais  l'Ecole,  qui  n'a  aucune 
confiance  dans  la  nature  humaine,  prend  soin  de 
dire  tout  de  suite  aux  enfants  quels  sont  les  senti- 
ments nobles  et  les  idées  saines  qu'il  faut  avoir. 
Aussi  beaucoup  de  citoyens  se  croient-ils  obligés 
d'arborer  jusqu'à  leur  mort  des  idées  saines  et  des 
sentiments  nobles. 

Ce  qui  est  noble,  c'est  la  sincérité.  Il  n'importe 
pas  que  nos  élèves  soient,  finalement,  dans  un  camp 
plutôt  que  dans  l'autre.  L'essentiel  est  de  lutter  pro- 


—  gy  — 

prement,  avec  courage  et  avec  loyauté,  pour  la  cause 
qu'on  aime. 

Lorsqu'un  maître  de  gymnastique  propose  à  ses 
élèves  des  exercices  qui  fortifieront  et  assoupliront 
leurs  muselés,  il  n'est  pas  retenu  par  la  pensée  qu'il 
donne  à  ces  jeunes  gens  une  force  dont  ils  feront 
peut-être,  un  jour,  un  mauvais  emploi.  En  leur 
enseignant  la  boxe,  il  ne  se  demande  pas  s'il  perfec- 
tionne ainsi,  longtemps  à  Tavance,  le  coup  de  poing 
que  recevra  la  mâchoire  d'un  méchant  contrebandier, 
ou  s'il  se  rend  un  peu  responsable  du  coup  fou- 
droyant qui  aplatira  le  nez  d'un  vertueux  douanier. 
Il  ne  se  demande  pas  si  c'est  dans  le  coup  de  poing 
criminel  ou  dans  le  coup  de  poing  légal  que  les  effets 
lointains  de  son  enseig"nement  se  feront  sentir.  Il  lui 
suffit  de  savoir  qu'en  rendant  ses  élèves  plus  vigou- 
reux et  plus  adroits  il  augmente  d'une  manière 
durable  leur  valeur  personnelle.  Eh  bien  !  je  voudrais 
que  ceux  qui  sont  chargés  de  l'éducation  intellec- 
tuelle des  écoliers  eussent  autant  de  désintéresse- 
ment, autant  de  générosité  que  ce  maître  de  gym- 
nastique. 

L'éducateur  pourra  être  sûr  de  ne  pas  se  tromper 
s'il  s'efforce  d'abord,  pendant  des  années,  d'accroître 
la  valeur  individuelle  de  l'enfant  qu'on  lui  a  confié. 
Il  pourra  encore,  pour  lui  inculquer  des  idées  saines, 
lui  montrer,  ingénieusement  et  éloquemment,  ce  qu'il 
y  a  de  fondamental,  de  beau  et  de  nécessaire  dans  le 
travail  et  dans  la  solidarité.  Mais  qu'il   ne   lui  parle 


—  94  — 

pas  trop  tôt  de  ses  devoirs  envers  l'Etal  !  Il  y  a 
plusieurs  manières  d'être  un  bon  citoyen.  Et,  d'ail- 
leurs, l'école  n'aura  pas  trop  des  milliers  d'heures 
dont  elle  dispose  et  de  toutes  ses  ressources  pour 
remplir  le  rôle  discret  que  je  lui  propose. 

Je  demande  à  l'éducateur  d'être  discret  en  ensei- 
gnant la  morale.  Pourquoi  se  soucierait-il  de  la 
forme  que  prendra  un  jour  le  civisme  de  ses  élèves, 
puisque  leurs  vertus  sociales  ne  seront  agissantes  que 
dans  quinze  ou  vingt  ans,  dans  un  milieu  nouveau  ? 
Mais  j'ai  eu  tort  de  dire  qu'il  ne  doit  pas  prendre 
parti.  S'il  prend  au  sérieux  le  principe  essentiel  qui 
dirige  son  action  quotidienne,  s'il  est  sincère,  il  ne 
peut  pas  être  le  véritable  soutien  de  la  société  ac- 
tuelle, composée  principalement  de  roublards,  de 
naïfs,  de  militaires  et  de  bêtes  de  somme. 

Il  se  peut  que  toutes  les  espérances  des  optimistes 
soient  illusoires.  Il  se  peut  que  les  individus  soient 
toujours  rares  parmi  les  unités  qui  composent  les 
foules.  Peut-être  les  peuples  seront-ils  jusqu'à  la  fin 
ces  troupeaux  obéissants  dont  des  élites  indignes  dis- 
posent. Dans  ce  cas,  pour  nous,  les  morales  et  les 
pédagogies  seraient  toutes  également  vaines.  Mais 
l'avenir  n'est  à  personne.  Il  a  existé  et  il  existe  des 
êtres  exquis  qui  peuvent  nous  faire  croire  en  la  pos- 
sibilité d'une  humanité  nouvelle,  plus  éloignée  que 
la  nôtre  de  la  brutalité  primitive.  Bien  souvent,  pour 
une  heure,  des  enfants  adorablement  frais  ont  fourni 
à  notre  espérance  des  arguments   victorieux.  Cette 


—  95  — 

humanité,  peut-être  viable,  remue  déjà  dans  le  cœu 
de  beaucoup  d'hommes  d'aujourd'hui  et  leur  fait 
ébaucher,  de  loin  en  loin,  un  geste  nouveau.  Eh 
bien  !  si  un  jour  une  société  meilleure  que  la  nôtre 
peut  se  fonder,  ce  n'est  pas  à  l'école  d'en  retarder 
l'avènement. 

L'éducation  doit  souvent  être  un  frein,  mais  il  faut 
d'abord  qu'elle  soit  un  stimulant.  Si  l'on  n'enseig-nait 
aux  écoliers  que  le  respect  et  l'obéissance,  on  ferait 
une  œuvre  mauvaise.  L'imitation  du  passé  ne  consti- 
tue que  la  moitié  de  l'histoire  ;  les  innovations  en 
sont  l'autre  moitié.  Dans  nos  vieilles  vérités  et  dans 
nos  vieilles  habitudes,  tout  n'est  pas  digne  d'être 
conservé. 

Les  éducateurs  ont  leur  tâche  propre  à  remplir  ; 
ils  pourraient  faire  quelque  chose  pour  l'embellisse- 
ment de  la  race  humaine.  C'est  dire  que  leur  action 
ne  doit  pas  se  confondre  avec  l'action  conservatrice 
de  l'Etat.  L'horrible  guerre  qui  dure  depuis  trois  ans 
nous  a  fait  entrevoir  ce  que  peut  devenir  un  peuple 
lorsque  ses  pédagogues  ne  sont  que  les  serviteurs  du 
gouvernement. 

Seuls  les  gens  très  habiles  peuvent  être  constam- 
ment, avec  un  zèle  égal,  les  partisans  de  l'ordre  so- 
cial que  l'Etat  a  pour  fonction  de  conserver  et  de 
l'ordre  moral  que  l'éducateur  essaie  de  fonder. 

Le  rôle  de  l'école  est  d'entretenir  l'idéalisme  dans 
l'âme  humaine,  et,  dans  ce  sens,  son  action  ne  peut 
être  que  révolutionnaire.  Qu'elle  ait  donc  le  courage 


—  96  — 

de  dire  aux  puissants  défenseurs  de  l'ordre  actuel  : 
<  Ne  comptez  plus  sur  moi  !  » 

Les  forces  conservatrices  qui  retardent  les  chang-e- 
ments  sociaux  (les  chang-ements  souhaitables  comme 
les  autres),  sont  considérables.  Les  formes  du  passé 
sont  défendues  par  l'hérédité,  en  vertu  de  laquelle 
les  enfants  ressemblent  à  leurs  parents  ;  par  l'imita- 
tion, qui  fait  que  les  êtres  nouveaux  adoptent  les  for- 
mules et  les  gestes  des  anciens  ;  par  la  paresse  hu- 
maine, car  il  faut  plus  d'efforts  pour  innover  que 
pour  conserver  ses  habitudes.  Le  passé  est  protégé 
par  les  lois  et  les  gendarmes.  Enfin,  il  est  défendu 
par  ceux  qui  possèdent  l'argent  et  par  leurs  domesti- 
ques. Eh  bien  !  il  ne  faut  pas  que  l'éducateur  vienne 
encore  donner  son  coup  de  main  à  toutes  ces  puis- 
sances et  mette  à  leur  service  la  docilité  et  la  crédu- 
lité des  enfants. 

Puisque  l'écolier  nous  apporte  sa  naïveté  et  son 
enthousiasme  facile,  donnons-lui  l'illusion  que  la  vie 
est  belle.  Cette  illusion  deviendra  peut-être  agissante. 
Devenu  grand,  il  essaiera  de  mettre  dans  les  choses 
un  peu  de  cette  beauté  des  idées  entrevue  à  l'école. 

Donnons  aux  enfants  un  élan  pour  la  vie.  Et  si  cet 
élan  doit  les  porter  au  delà  du  point  où  notre  lassi- 
tude et  notre  prudence  nous  ont  fixés  ;  si,  un  jour, 
avec  l'ardeur  et  la  liberté  d'esprit  qu'ils  nous  devront, 
ils  attaquent  les  dogmes  de  notre  imparfaite  sagesse, 
—  tant  mieux. 


NOTE  i 

Mes  yeux  sont  lombes,  l'autre  jour,  sur  une  circulaire  que  La 
Société  suisse  des  maîtres  de  géographie  et  le  Comité  Central 
de  l'Association  des  sociétés  suisses  de  géographie  adressaient,  il 
y  a  deux  ans,  à  Messieurs  les  Directeurs  des  écoles  secondaires 
de  la  Suisse.  J'y  ai  lu  ceci  : 

«  Depuis  longtemps,  des  hommes  compétents  se  plaig^nent 

du  peu  d'importance  que  l'on  donne  à  la  géographie  dans  nos 

Ecoles   secondaires Non  seulement  il  leur    manque  (aux 

élèves)  les  connaissances  géographiques,  mais  plus  encore 
Y  esprit  géographique^  seule  base  d'un  jugement  raisonné  sur  un 
pays  et  ses  habitants,  en  Suisse  ou  à  l'étranger.  D'où  l'infériorité 
des    connaissances  civiques,   qui   exigent  également  de  l'esprit 

Sféographique Nous  croyons  que  la  géographie,  si  elle  veut 

remplir  sa  tâche,  peut  et  doit  prétendre  au  même  nombre  d'heures 
que  ['histoire » 

Plus  loin,  j'ai  trouvé  ces  mots  lumineux  :  «  Tout  phénomène 
est  géographique,  s'il  est  partie  constitutive  d'un  tout,  s'il  influe 
sur  les  autres  parties  et  en  est  influencé.  » 

Moi,  après  de  telles  définitions,  j'ai  envie  de  m'en  aller  vrs 
d'humbles  hameaux,  enfouis  dans  d'ineffables  verdures. 

Le  morceau  est  signé  par  trois  pédagogues  qui  sont  «  docteurs  » 
et  par  un  quatrième  qui  mérite  de  l'être. 

Donc,  des  hommes  ((compétents»  (des  géographes, évidemment) 
trouvent  que  nos  enfants  ne  reçoivent  pas,  à  l'école,  un  nombre  suf- 
fisant de  leçons.  Etudier  la  géographie  chaque  semaine,  six  ans  de 
suite,  de  l'âge  de  dix  ans  à  l'âgé  de  seize  ans  (après  avoir  reçu  déjà 
quelques  notions  à  l'école  enfantine),  cela  ne  suffit  pas.  On  nous 
dit  qu'il  s'agit  de  donner  à  l'écolier  Vesprit  géographique,  afin 

que  ses  connaissances  civiques Mais,  ces  fariboles  mises 

de  côté,  il  reste  ce  fait  :  les  maîtres  de  géographie  veulent  donner 


—  98  — 

autant  de  leçons  que  les  maîtres  d'histoire.  Or,  quand  un  péda- 
g-ogue,  invoquant  les  intérêts  supérieurs  de  la  patrie  ou  de 
l'humanité,  réclame  pour  la  discipline  qu'il  enseigne  une  place 
plus  grande  dans  les  programmes  scolaires,  quelques-uns  de  ses 
collègues,  qui  ont  des  raisons  aussi  bonnes  que  les  siennes,  s'écrient  : 
«Et  moi?  Et  moi?»  —  «Et  nous?»  —  «Moi  aussi.»  On 
augmentera  donc  peut-être  encore,  si  personne  ne  proteste,  le 
nombre  des  leçons  imposées  à  nos  enfants,  afin  qu'ils  ne  man- 
quent ni  à'esprit  historique,  ni  à'esprit  artistique,  ni  d'esprit 
mathématique,  ni  d'esprit  zoologique,  ni  d'esprit  sociologique, 
ni  d'esprit  pédagogique.  Ah  !  une  voix  pour  crier  ! 

Etre  un  homme  «  compétent  »  et  croire  que  le  civisme  des 
futurs  citoyens  sera  de  meilleure  qualité  si  les  écoliers  reçoivent 
34  leçons  par  semaine  au  lieu  d'en  recevoir  33  ! 


NOTE  2 

Les  efforts  que  fait  le  Pédagogue  pour  fixer  dans  la  mémoire 
de  ses  élèves  des  centaines  de  noms  inutiles,  peuvent  paraître 
d'abord  incompréhensibles.  Mais  l'inertie  explique  bien  des 
choses.  Au  commencement  du  XII'  siècle,  des  étudiants  avides 
de  science  faisaient  des  voyages  de  plusieurs  semaines  pour 
profiter  des  leçons  que  donnait  à  Paris  le  célèbre  Abélard.  A 
cette  époque,  les  livres  étaient  extrêmement  rares;  l'imprimerie 
n'existait  pas,  et  les  écoliers  dont  je  parle  devaient  prendre  toutes 
sortes  de  précautions  pour  ne  pas  perdre  les  cahiers  où  ils  avaient 
noté  les  paroles  du  Maître.  Mais,  depuis  le  temps  héroïque  des 
Croisades,  le  commerce  de  la  librairie  a  pris  une  certaine  exten- 
sion. C'est  ce  que  l'Ecole,  (jui  tient  à  ses  habitudes,  n'a  pas 
remarqué.  Le  Pédagog'ue  d'aujourd'hui,  comme  pouvait  le  faire 
son  collègue  d'il  y  a  800  ans,  continue  à  dire  à  ses  élèves  : 
«  Retenez  bien  tous  les  renseignements  que  je  vous  donne;  car, 
en  les  oubliant,  vous  feriez  une  |)erte  irréparable.» 

N'avoir  pas  constaté  les  changements  qui  se  sont  faits  dans  le 
monde  durant  ces  huit  derniers  siècles,  c'est,  tout  de  même, 
beaucoup  de  distraction. 


—  99  — 

Autre  chose.  L'habitude  de  faire  suivre  aux  écoliers  des  couru 
tout  à  fait  distincts,  dans  chacun  desquels  toutes  les  questions 
traitées  sont  du  même  ordre,  a  des  conséquences  imprévues.  La 
durée  d'un  cours  est  fixée  d'avance.  Ordinairement,  elle  est  d'une 
ou  de  plusieurs  années  entières.  Un  cours  d'un  an  se  compose 
donc  de  40,  ou  de  8U  ou  de  120  leçons,  suivant  qu'on  y  consacre 
une,  deux  ou  trois  heures  par  semaine.  Je  veux  dire  qu'il  ne  se 
termine  pas  lorsque  le  professeur  croit  être  arrivé  au  bout  de  sa 
tâche  :  c'est  lui  qui  doit  continuer  à  traiter  son  sujet  jusqu'au 
jour  où,  réglementairement,  le  cours  s'arrête.  Si  le  programme 
dit  que  l'on  consacre  deux  heures  par  semaine,  pendant  un  an,  à 
l'étude  du  moyen-àg-e,  le  maître  n'a  pas  le  droit  de  faire  en 
24  ou  en  36  leçons  le  tableau  de  cette  période  de  l'histoire. 
Il  doit  employer  un  temps  égal  à  celui  qu'employait  son  pré- 
décesseur, si  prolixe.  Il  est  payé  à  l'année,  et  non  pas  «  aux 
pièces  »,  comme  disent  les  ouvriers.  Certains  pédagogues  à  qui 
l'on  dirait  qu'un  cours  s'est  terminé  le  18  janvier  trouveraient  ça 
tordant. 

Il  y  a,  par  exemple,  480  leçons  dans  le  cours  d'histoire  ou  de 
géographie  que  tels  collégiens  suivent  de  l'âge  de  dix  à  l'âge 
de  seize  ans.  Dans  ces  480  leçons,  le  maître  a  évidemment  le 
temps  de  dire  un  grand  nombre  de  choses  intéressantes  et  d'au- 
tres qui  le  sont  beaucoup  moins  ;  et  l'on  peut  s'attendre  à  ce  qu'il 
y  ait  dans  son  cours  du  «  remplissage  ». 

Tout  cela  demanderait  à  être  examiné  de  plus  près,  mais  le 
fait  est  là  :  à  l'école,  l'emploi  du  temps  est  fixé  de  telle  manière 
que  le  maître  ne  sent  pas  la  nécessité  de  supprimer,  dans  son 
enseignement,  ce  qui  est  sans  importance. 


IUVitKIERIEl    veuilles   S.    *.    L«U9«MME. 


Les  Cahiers  Vaudois 
ont  publié  dans  leur  troisième  série  : 

C.-F.  Ramuz  :  Le  Règne  de  l'Esprit  Malin ^  histoire. 
Un  volume  à 8  fr.  50 

vont  paraître  : 

C.-F.  Ramuz  :  Le  Grand  Printemps. 

René  Morax  :    Théâtre  de  Poupées,   avec  des  bois 
de  Rischoff. 

Henry  Spiess  :  Le  Miroir  Offensé,  poème. 


Les  Cahiers  Vaudois,  fondés  en  1914,  paraissent  en 
séries  de  cahiers,  d'épaisseur  variable,  mais  formant  un 
total  d'au  moins  15  feuilles  (1200  pag-es)  d'impression. 
On  s'abonne  à  la  série  (Suisse  et  France  :  18  fr.  ;  autres 
pays  :  25  fr.). 

Rédaction  :  Avenue  Fraisse,  12. 

Administration  :  Avenue  Juste  Olivier,  (3,  Lausanne. 


EXTRAIT  DU  CATALOGUE 

DES 

PUBLICATIONS    DES    CAHIERS    VAUDOIS 

MAURICE  BAUD 

Propos  licites  sur  l'actualité  politique     Fr.  0.75 
Deux  fragments  posthumes  »     2.50 

(Souvenirs  sur  Verlaine,  Eglanline.) 

LOUIS  DUMUR 

Culture  française  et  Culture  allemande  Fr.   L — 

RENÉ  MORAX 

On  suppose...  Fr.  0.75 

FLORIAN  DELHORBE 

Dans  le  chaos  Fr.  3. — 


L'administration  des  Cahiers  Vaudois,  à  Lau- 
sanne, fait  l'expédition  de  ces  volumes  par  retour 
du  courrier,  en  prenant  les  frais  de  remboursement 
à  sa  charge. 


IMPRIMERItS   REUMIES  S.   A.    LAUSANNE. 


University  of  Toronto 
Library 


'Hi!;',;!.;!; 

à